Comment dépasser le geste artistique pour mieux se connecter à son audience? Le faut-il? Et si oui, peut-on le faire sans trahir ses besoins d’auteur? Le Temps et la Haute école d’art et de design (HEAD), à Genève, se sont associés pour tenter de répondre à ces questions. Sous la supervision du réalisateur Basil Da Cunha, enseignant au département cinéma, et en coordination avec notre pôle vidéo, huit étudiants de deuxième année et autant d’alumni ont réalisé, ces deux derniers mois, une série sur le thème du confinement.
Personnages reclus dans des univers de réalité virtuelle, youtubeuses beauté prises en flagrant délit de futilité, séquences de complotisme aux Etats-Unis, correspondance entre une médecin aux HUG et sa famille au Japon, travail d’enquête sur un projet culturel de quartier en Colombie: leurs recherches ont accouché de formats variés, parfois proches du documentaire, parfois fictionnalisés sur la base de séquences glanées sur le Net, mais qui, chacun à sa façon, interrogent sur notre société.
C’est la pandémie elle-même qui a provoqué cette collaboration entre un média et une école de cinéma. Les étudiants étaient à peine rentrés du Mexique, où ils suivaient un atelier de travail documentaire aux côtés du réalisateur Carlos Reygadas, lorsque le nouveau coronavirus a frappé l’Europe. Le programme de 2e année avait précisément pour vocation d’aller vers l’autre, de sortir de sa zone de confort, de susciter les rencontres.
Recréer cette idée du «nous»
Comment poursuivre la démarche, isolé dans une chambre à Genève? En les incitant à réfléchir sur le confinement, pas le leur, mais celui des autres. Et en les associant à un partenaire qui avait ses propres attentes, en l’occurrence votre journal.
«Le «je» a très longtemps été, et reste encore, en partie, un pilier du langage de notre école, notamment à travers l’essai cinématographique», explique Nicolas Wadimoff, responsable du département cinéma. «Les étudiants en oublient parfois qu’ils s’adressent à quelqu’un. En raison de leur âge, mais aussi de l’héritage de la HEAD, ils tendent vers leurs propres états d’âme. Nous voulions recréer cette idée du «nous.»
«Le cinéma étant l’art de la contrainte par excellence, tributaire de nombreux paramètres: le budget, la disponibilité des gens, la météo, etc., poursuit-il. Je suis contre cette idée romantique qu’il faut enlever les contraintes aux étudiants pour les laisser s’exprimer. C’est une erreur. Cela n’arrivera jamais dans leur vie d’après.»
Quelques secondes pour convaincre
La collaboration avec Le Temps a permis d’imposer des contraintes de format, de délais et, dans une moindre mesure, de narration. Le journalisme et le cinéma d’art et d’essai n’ont, a priori, pas grand-chose en commun. Le premier est pragmatique, centré sur l’actualité, en recherche de vérité et généralement plutôt classique dans le story-telling. Le second s’affranchit volontiers de ces codes. L’un décortique, analyse, produit un propos clair. L’autre contemple, suggère, offre un regard souvent plus subtil.
Dit autrement: en salle, le public est venu pour votre film, tandis que sur un site de journal – et cela est encore plus vrai sur les réseaux sociaux, où cette série est proposée en premier lieu – vous avez quelques secondes pour convaincre et emmener les gens dans votre histoire.
Donner la parole
Comment ces contraintes ont-elles été vécues par les étudiants? «Nous avons dû inventer ce projet au fur et à mesure, jusque dans notre façon de travailler, à distance, commente Basil Da Cunha. Le défi pour les étudiants était de trouver une façon de donner la parole aux gens – c’est presque un devoir civique en temps de crise – et en même temps de conserver leur point de vue cinématographique. Faire un pas vers le journalisme tout en gardant leur regard.»
Ces prochaines semaines, sur nos plateformes, vous pourrez découvrir ces huit triptyques. Que vous les trouviez réussis comblerait ces cinéastes en herbe. Que vous sentiez qu’ils sont le résultat de leurs besoins d’auteurs et de la nécessité de se faire entendre serait déjà une jolie récompense.