Remise des Diplômes 2020 : Discours de Jean-Pierre Greff
© HEAD – Genève, Michel Geisbrecht
Remise des Diplômes 2020 : Discours de Jean-Pierre Greff
© HEAD – Genève, Baptiste Coulon
Remise des Diplômes 2020 : Discours de Jean-Pierre Greff
© HEAD – Genève

Remise des Diplômes 2020 : Discours de Jean-Pierre Greff

Septembre 2020

Chères et chers diplômé.e.s, 
Cher.ère.s collègues, 
Chers partenaires et ami.e.s, 

Bienvenue à cette soirée de remise de nos diplômes 2020. Vous l’avez remarqué en pénétrant cet espace, Le Cube : sa configuration distandue lui confère, d’emblée, une sorte d’étrangeté. Was it real ? est du reste le titre choisi pour cette cérémonie, dans une scénographie réalisée par le collectif Trojans. Merci à eux. Pour la première fois de notre histoire, cette cérémonie a lieu en septembre, et non à la veille des promesses de l’été.  Dans cette situation, je m’autorise un propos lui aussi un peu étrange peut-être. Il puise aux sources de la poésie de Mallarmé, que celui-ci élisait comme « unique source » – et d’une longue conversation récente avec Agnès Thurnauer, artiste des mots et peintre.

Tout a commencé par une irruption. L'inconnu foudroyant, inimaginé et impensé s'impose et bouleverse le cours de l'habitude. Si l'arrivée est soudaine, sidérante, la transformation du réel est, elle, plus insidieuse. Elle prend son temps. Imperceptiblement des détails changent, les gestes et les pensées s'adaptent. En un instant qui dure une éternité, le monde que nous connaissions laisse place à un avatar de lui-même, à un autre monde, insaisissable. Ce qui nous était le plus familier, les gestes les plus banals s'éloignent de nous dans une étrangeté nouvelle. Sans que nous y soyons préparés, la réalité que nous croyions solide est devenue fluide et labile. Petit à petit, elle se délite, se dédouble, se déguise ou se dévoile, on ne saurait le dire. Comment ce processus de dé-réalisation opère-t-il dans le monde de l’art et du design ? Cela pourrait être l'inframince de Marcel Duchamp qui s'insinue et se révèle partout à la fois. Le possible, dit Duchamp, est un inframince. L'inframince est cette dimension intellectuelle et sensible qui se révèle en de subtils écarts et d'infimes différences. Dans la mise en abime des écrans, dans la superposition des représentations et l'incessant clignotement numérique, le réel est devenu virtuel. Brusquement, l'image a remplacé l'Être. Une distance quasi métaphysique redouble la distanciation sociale. 

Dans le vertige de la figuration, pourtant, des images nous ont manqué. Celles dont nous pourrions tirer un sens, celles qui génèrent des mondes. Les images qui nous ont submergé.e.s n'étaient qu'avatars – des images souvent utilitaires, mortes, désincarnées. Elles n'avaient rien du potentiel créateur et évocateur des images pensées, voulues, créées par les artistes, les cinéastes et les designers.  L'art lui-même s'est vu, au gré des expositions et autres festivals en ligne, réduit à une succession de retransmissions numériques. J’ai plus d’une fois pensé à ces images traumatiques de livres à demi calcinés que l’on espère sauver d’une bibliothèque en feu. 

Résonnent ici les vers de Mallarmé :

« RIEN
de la mémorable crise

(…) N’AURA EU LIEU (…) dans ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout. »  

Les artistes ont ainsi été confrontés, pleine face, à la question la plus difficile que pose le travail de l'art. Qu'est-ce que le réel ? 
Quel désarroi ! 

Mallarmé encore, au dernier vers de Jamais un coup de dés n’abolira le hasard : « Toute pensée émet un coup de dés. »  
Vos diplômes, chères et chers diplômé.e.s, d’une qualité que rien n’a corrompue, disent cela, de façon impérieuse : Jamais un coup de dés, de dés-arroi, de dé-réalité, n’abolira le hasard, ni la résolution frémissante de votre travail, ni la beauté de vos existences. 

Pour l’esthétique baroque, qui est une métaphysique,  l’incertitude, l’instabilité et le doute radical ne sont jamais loin de la folie, du rêve et de la fable du monde. À l'angoisse paralysante des premiers, l'invention des derniers oppose un possible espoir d'appropriation. Ainsi au moment où chacun et chacune est désarçonnée,le créateur, la créatrice – même s'ils ne sont pas épargné.e.s – possèdent cette longueur d'avance : ils et elles ont appris la faculté de déborder les concepts déjà formés et d’appeler des représentations toujours nouvelles du monde. Ils et elles savent depuis toujours que la nature de nos représentations est de ne jamais atteindre l’être même des choses représentées. Le travail de l’art est d’un inachèvement fatal. C’est pourquoi il échappe à tous les critères de résultat ou d’atteintes que célèbre le monde alentour. 

Vous, cher.e.s diplômé-e-s, avez su intégrer l’idée d’un monde infini, non pas au sens d’inachevé, mais dans l’acception moderne d’une absence de limites, et avez su amorcer un dialogue avec l'incertitude. Car s'il y a une question plus difficile encore que de définir ce qu'est le réel, c'est de savoir qu’en faire. Cette année, plus que jamais, la question s'est imposée et c'est pour cela que je suis particulièrement fier de pouvoir vous remettre aujourd’hui ces diplômes Bachelor et Master. 
J’en suis fier, car en cette période de troubles profonds, vous avez été capables de créer. Dans la liquéfaction générale, vous avez manipulé la matière d’un projet. 

Dans la stupéfaction générale, vous avez pris position, plus fermement et avec plus de détermination que jamais. Et vous ouvrez ainsi de nouvelles portes, vers votre avenir.  Vous avez su, et c’était parfois le plus ardu, négocier avec la distance, les mises à distance, l’isolement, l’absence des autres, c’est-à-dire l’absence des corps, dont la présence, même muette, est si essentielle au travail de l’art. Anais Nin, dans son Journal ; que je cite : Lorsque j’écris le livre, j’utilise le livre comme de la dynamite, pour me faire sauter de mon isolement. Je vois mes livres comme des ponts portatifs que je peux jeter entre le monde des humains et moi. Vous avec su dompter et adopter cette réalité nouvelle, cohabiter avec elle. Sans la désirer, vous avez trouvé les ressources pour accepter ce qui était imposé, pour en faire quelque chose. Vous avez déployé toutes la force de votre invention - des capacités qui vous appartiennent à vous seuls artistes, designers, créateurs – pour transformer cet imposé, le rendre viable, partageable et négociable. 

À la distorsion du cadre de la vie, vous avez répondu par la cristallisation des formes plastiques et conceptuelles pour redonner à chaque chose une place essentielle. Chacun et chacune de vous, et c’est sans doute là le plus épatant, a su trouver la voie et les outils pour créer à sa manière cette transsubstantiation alchimique. Tel.le artiste aura traduit l'inframince en des oeuvres qui apparaissent à peine, qui se présentent, ou s'absentent, à la limite du perceptible ; pour un.e autre, les marquages au sol adaptent des rythmes qui dans leur tension deviennent composition ; tel designer, aura su répondre aux nouvelles contraintes de la vie quotidienne ; alors que des frigos vides prennent une toute autre dimension, tel.le autre s'intéresse aux objets que nous ne voyions plus et tente de découvrir ce qu'ils deviennent dans un monde transformé ; le silence qui abruptement s'est fait autour de nous aura inspiré une installation sonore, ou encore un manifeste ; les artistes chercheurs ou chercheuses auront découvert dans le chaos de nouvelles pistes à investiguer. 

Notre école est fière de partager avec le monde les projets d'envergure et les nombreuses collaborations auxquelles elle prend part. La pandémie n’a pas brisé cet élan. Mais notre école est plus fière encore d'avoir pu contribuer à vous donner les outils grâce auxquels vous êtes aujourd’hui capables de naviguer la confusion de notre temps. Vous partez de l’école avec un bagage d’expériences; de compétences acquises et de positions fermes et résolues; mais sachez que vous la laissez aussi plus riche, riche de tout ce que vous y avez exprimé, fût-ce vos colères. 

Chacun et chacune de vous, et c’est sans doute là le plus épatant, a su trouver la voie et les outils pour créer à sa manière cette transsubstantiation alchimique. Tel.le artiste aura traduit l'inframince en des oeuvres qui apparaissent à peine, qui se présentent, ou s'absentent, à la limite du perceptible ; pour un.e autre, les marquages au sol adaptent des rythmes qui dans leur tension deviennent composition ; tel designer, aura su répondre aux nouvelles contraintes de la vie quotidienne ; alors que des frigos vides prennent une toute autre dimension, tel.le autre s'intéresse aux objets que nous ne voyions plus et tente de découvrir ce qu'ils deviennent dans un monde transformé ; le silence qui abruptement s'est fait autour de nous aura inspiré une installation sonore, ou encore un manifeste ; les artistes chercheurs ou chercheuses auront découvert dans le chaos de nouvelles pistes à investiguer.  

Notre école est fière de partager avec le monde les projets d'envergure et les nombreuses collaborations auxquelles elle prend part. La pandémie n’a pas brisé cet élan. Mais notre école est plus fière encore d'avoir pu contribuer à vous donner les outils grâce auxquels vous êtes aujourd’hui capables de naviguer la confusion de notre temps. Vous partez de l’école avec un bagage d’expériences; de compétences acquises et de positions fermes et résolues; mais sachez que vous la laissez aussi plus riche, riche de tout ce que vous y avez exprimé, fût-ce vos colères.  
Ce que je veux vous souhaiter aujourd’hui, est de toujours conserver au plus profond de vous-mêmes cette liberté de pensée, cette plasticité intellectuelle que l’on ne peut confondre avec la flexibilité qui, en phase avec l’esprit du capitalisme, est la plasticité « sans sa dimension d’invention, sans son potentiel d’émancipation et de résistance au nouvel ordre mondial » (Nathalie Katherin Hayles, dans Lire et penser en milieux numériques). Conservez au plus profond de vous-mêmes cette liberté de pensée, cette plasticité intellectuelle, quel que soit le chemin professionnel de création que vous emprunterez. Conservez, quels que soient vos choix de vie, dans le monde de l’art, du cinéma, du design ou sur leurs bords, cette capacité singulière à réellement créer du sens, en toute situation. Ce seront vos armes et, face aux adversités de toutes natures, votre meilleur bouclier. 

C’est en ce sens que je partage avec vous, pour finir, en guise de salut ou comme un dernier petit viatique, le texte de Claris Lispector qui s’affiche derrière moi :

“I was seeing something that would only make sense later – I mean, something that only later would profoundly not make sense. Only later would I understand: what seems like a lack of meaning– that’s the meaning. (…) The lack of meaning would only overwhelm me later.” Claris Lispector, « The passion according to G.H. » 1964. [Oui, l’énigme est la signification même.]  

Je vous dis à très vite et vous souhaite bon vent dans toutes ces navigations imprévisibles, ce à quoi tient leur beauté, qui vous attendent. 

Jean-Pierre Greff 


 

Voir tous les projets de l'école