De toutes les crises associées à l’anthropocène, au capitalocène, au chthulucène ou au nécrocène, l’extinction dont les êtres humains sont la cause constitue la plus grave et la plus importante, et celle dont on parle le moins. La modernité a engendré la Sixième Extinction de Masse de l’histoire de la Terre. Chaque jour, ce sont environ 100 espèces qui s’éteignent. D’ici la fin du siècle, deux tiers de l’ensemble des espèces pourraient avoir disparu. Malgré cela, la classe politique ne se sent même pas tenue de mettre le sujet sur la table.
Dans ce cas, qu’est-ce que la politique aujourd’hui ?
L’extinction d’une seule espèce provoque, à terme, un véritable désastre. Une extinction de masse entraîne une réduction du monde vivant et des populations à un degré radical et irréparable, modifiant le cours de l’évolution et reconfigurant le futur de la planète.
Cette extinction révèle l’un des fantasmes de la modernité les plus profondément ancré et destructeur : la supériorité de l’espèce humaine, selon laquelle les humains seraient supérieurs, exceptionnels, et destinés à dominer toute autre forme de vie sur Terre. La modernité implique l’extinction, et le capitalisme nous oblige à nous en faire complices. Les nouveaux fascismes ont annoncé leur volonté de défendre ces acquis. La fin de partie nous réserve une scène mondiale dévastée par la mort et la solitude et le fait même d’en être conscient constitue un traumatisme. Le désaveu se fait laborieusement et c’est avec difficulté que la prise de conscience et les résistances s’étendent. La supériorité de l’espèce humaine demeure le paramètre par défaut, mais se trouve de plus en plus contestée par les alliances émergentes formées de populations autochtones, militant-e-s, scientifiques et chercheu-rs-ses interdisciplinaires, qui soulignent l’interdépendance et les liens que tissent les espèces dans les communautés écologiques. Des pratiques populaires émergentes soucieuses de la nourriture, de l’eau et de l’énergie tentent de dépasser la modernité, en faisant renaître et en repensant les préceptes traditionnels de la proximité entre espèces et de la mutualité.
Ces pratiques s’associent aux luttes anticoloniales et aux combats pour la justice environnementale et climatique, comme tout récemment et de manière saisissante à Standing Rock, dans le Dakota du Nord, aux États-Unis. Dans ce moment historique à la fois dangereux et crucial, que peut l’art ?
Gene Ray, professeur associé, enseigne les Critical Studies au CCC depuis 2008. Il mène actuellement le projet de recherche The Anthropocene Atlas of Geneva (TAAG), affilié avec le programme de recherche transdisciplinaire de la HEAD. Le projet étudie les formes de représentation à l’ère de l’Anthropocène, avec une attention particulière sur Genève. Titulaire d’un PhD en Etudes Interdisciplinaires (Philosophie, Histoire de l’Art, Littérature Comparée et Etudes Cinématographiques) de l’Université de Miami (1997), Gene Ray écrit sur les intersections entre l’art, la théorie critique et les politiques radicales. Il est l’auteur de Terror and the Sublime in Art and Critical Theory (Palgrave Macmillan, 2005 & 2010) et coéditeur de Art and Contemporary Critical Practice: Reinventing Institutional Critique (Mayfly, 2009) et Critique of Creativity: Precarity, Subjectivity and Resistance in the ‘Creative Industries’ (Mayfly, 2011). Ses essais ont été publiés dans Third Text, Historical Materialism, Yale Journal of Criticism, Brumaria et autres revues. Ancien German Chancellor’s Fellow de l’Alexander von Humboldt Foundation, il a enseigné à l’Université d’Hawaï et au New College of Florida et a donné de nombreuses conférences en Europe et en Amérique du Nord.
Navigating Turbulences désigne le séminair public 2016/17 organisé par le Master Programme de Recherche CCC, conceptualisé par Doreen Mende, à la HEAD-Genève. Plus un cadre qu’un thème, Navigating Turbulences [naviguer turbulences] propose de continuer à penser ensemble la nécessité de nouveaux vocabulaires pour vivre en temps de turbulences mondiales, et ce au moyen de procédés de recherche contemporains. Toutes les sessions émergent du programme CCC avec les membres du corps professoral des enseignements. L’idée du Colloquium provient littéralement de l’action de “parler ensemble”: de com- “ensemble”+ -loquium “speaking”. Une telle approche ne propose donc pas l’action de penser comme méthode philosophique, mais surgit plutôt d’un moment de turbulence où la connaissance est en crise et qui nous oblige à penser, à penser différemment.