Il y a dans l’histoire des hommes des urgences considérables à faire échec à l’oubli. Tant de stratégies sont mises en oeuvre pour stimuler des amnésies collectives, qui sont des chapes de plomb. Voulues par les pouvoirs politiques et leurs cohortes de scribes dociles et corrompus, elles appellent d’autant plus radicalement un travail de mémoire, indispensable pour la survie et la vie des hommes. Il en va de leur dignité, de leur culture et de leur capacité à envisager l’avenir à l’aune de valeurs morales, philosophiques et politiques propres à assurer des modes de vie collectifs sereins.
L’oeuvre de Patricio Guzman est entièrement engagée tout à la fois dans la création cinématographique et la résistance contre les forces de violence et d’oppression. C’est pour cela qu’elle s’impose avec tant d’évidence, jusqu’à ce dernier film lumineux, La nostalgie de la lumière : il en va de sa capacité à inventer une rhétorique de la résistance, dont il déploie des qualités esthétiques impressionnantes, alliées à un état de lucidité douloureux et généreux à l’endroit de la complexité sociale et politique d’un pays. De son pays, le Chili, emporté par le mouvement démocratique qu’a incarné Salvador Allende élu à la présidence en 1970, puis précipité dans la dictature de quinze années orchestrée par Augusto Pinochet.
Parmi la bonne quinzaine de ses courts métrages, Patricio Guzman, qui a à peine 25 ans en 1966, signe un film au titre programmatique : Viva la libertad. L’essentiel de son travail est alors parfaitement en phase avec le Front Populaire d’Allende, dont il commente les débuts d’une ambition socialiste pour une société plus égalitaire et émancipée face à l’impérialisme nord-américain. Suivent une série de films dont les titres sont autant de manifestes – Première année (1971), La bataille du Chili (1988), la trilogie L’insurrection de la bourgeoise (1975), Le coup d’état (1977), Le pouvoir populaire (1979) – qui aujourd’hui comme hier constituent des archives et un témoignage de premier ordre. En 1997, alors que Patricio Guzman revient de 22 années d’exil, Chili, la mémoire obstinée, témoigne de son souci de travailler à une culture de la mémoire des violences de la dictature sur laquelle toute une classe politique et des dizaines de milliers de complices – responsables hauts placés comme complices et petites mains de tous les étages – veulent faire l’impasse. Il dresse en 2001 le portrait de Pinochet, contextualise son règne et explicite pourquoi aucune prescription n’est envisageable. En 2004, Salvador Allende est un film qui dresse l’histoire d’un homme, certes, mais avec lui celle d’un pays et de son peuple au destin tragique. Et puis, en 2010, La nostalgie de la lumière est un choc, une émotion, encore, par l’ampleur de la méditation que le cinéaste déploie, fondant plus loin, plus profondément, les racines d’une mémoire vive et universelle.
Jean Perret
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