A l’initiative de son Département Cinéma/cinéma du réel, la HEAD – Genève reçoit le cinéaste Frederick Wiseman pour une conférence Talking Heads qui clôt la trilogie formée par l’invitation de Harun Farocki et Patricio Guzman. Rencontre avec un « fanatique fantaisiste » fasciné par les institutions humaines, les paroles en actes et les corps domestiqués.
Je me vois comme un fantaisiste, mot qui possède quelques lettres en commun avec fanatique. Je suis peut-être un fanatique fantaisiste.
Frederick Wiseman
Qu’y a-t-il de commun entre Basic Training (1971) et Crazy Horse (2011) ? Comment, et pourquoi, passe-t-on de l’embrigadement des corps dans l’armée américaine à la domestication des corps dans la société du spectacle ? Il semble qu’une partie de la réponse soit déjà dans la question. Reste à interroger le cinéaste lui-même… De fait, de Titicut Follies (1967) à Public Housing (1997), de Law and Order (1969) à Near Death (1989), en passant par Model (1980) ou La danse… (2009), Frederick Wiseman n’a de cesse d’observer patiemment, inlassablement, obsessionnellement les institutions où se fabrique l’homme occidental – pour reprendre la belle expression du juriste Pierre Legendre – et, plus particulièrement, l’homo americanus.
Dans le plus pur style du cinéma direct, c’est-à-dire sans commentaire, ni entretien, ni musique additionnelle, Wiseman s’immerge et nous immerge dans des mondes (prison, école, hôpital, mais aussi zoo, opéra, station de ski…) dont il nous fait découvrir les arcanes, les chicanes et les mystères, les violences et les fulgurances, toujours à hauteur d’homme – ni trop loin, ni trop proche. La scène de Frederick Wiseman : l’institution. Son personnage principal : le collectif. Et comment l’individu, au sein même de celui-ci, résiste ou se plie aux lois et aux règles du (mi)lieu. Au commencement, la parole, vecteur essentiel de l’échange, du conflit ou de la résistance possible. Mais aussi et toujours, les corps et les gestes qui disent l’apprentissage douloureux, la maîtrise… ou la désappropriation de soi !
Mais Wiseman ne juge pas. À peine instruit-il un dossier, jamais un procès. À nous de juger : il nous laisse entièrement libre. Cinéma éminemment démocratique. D’où les perceptions radicalement opposées de ses films. D’un côté, ceux qui trouvent le regard objectif et l’institution justement célébrée ; de l’autre, ceux qui décèlent à chaque pas/plan la charge et y voient une œuvre essentiellement critique. Et Wiseman de les renvoyer dos à dos, donnant raison à chacun. Que ceux qui ont des yeux voient et des oreilles entendent… Ainsi peut-on dire que c’est l’anonyme comédie humaine qu’il nous donne à voir et à entendre, tel un moderne Balzac, d’autant que ses films ne sont pas dénués d’humour, d’ironie, de tragédies et de beautés !
Deux heures durant, avec force extraits et questions, nous essaierons de mieux comprendre avec lui ses intentions et sa méthode (repérage, filmage, montage, mise en récit) et sa fascination renouvelée pour les institutions humaines, les paroles en actes et les corps domestiqués… Et aussi ce plaisir indéniable de faire des films qui, à plus de quatre-vingt ans, l’anime encore et toujours. Jean Perret
Frederick Wiseman
Né à Boston en 1930, Frederick Wiseman est le fils d’un avocat et d’une mère administratrice d’un centre thérapeutique pour enfants – excellente imitatrice de surcroît. Il étudie le droit à Yale, échappant ainsi à la guerre de Corée. Au terme de son service militaire, il se retrouve à Paris, découvre l’existentialisme de Sartre, fréquente assidûment la Comédie-Française, la compagnie Renaud-Barrault, le TNP de Jean Vilar et les cinémas. Sa fascination pour la « Ville Lumière » ne le quittera jamais. De retour à Boston, il trouve un poste de professeur à la faculté de droit de l’Université. Très vite, il amènera ses étudiant-e-s visiter des institutions : parmi celles-ci, le pénitencier de Bridgewater dans lequel il tournera en 1966 Titicut Follies… établissant ainsi son approche et sa méthode, celles de tous ses films excepté ses deux fictions : Seraphita’s Diary (1982) et La dernière lettre (2001).
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