La transmission de l'histoire et de la mémoire de la Shoah dans une société plurielle

Expériences, représentations et pratiques pédagogiques d'enseignants d'histoire
2006 - 2010 - Terminé Egalité et diversité

Monique Eckmann (HETS), Charles Heimberg (FAPSE - Université de Genève)

Contexte : La transmission aux nouvelles générations de la mémoire et de l'histoire de la Destruction des Juifs d’Europe ne va pas de soi et suscite des débats. La Suisse ayant dû réviser son passé à la fin des années 90, l'enseignement de la Seconde Guerre mondiale et de ses drames y est encouragé, et une série d'initiatives des autorités appliquent des décisions prises sur le plan international (Conseil de l'Europe et International Task Force for Holocaust education). Toutefois, cette transmission dite difficile est semée de réticences et de réserves. On se trouve dès lors devant une situation marquée par un paradoxe : d’une part, on assiste à une globalisation et à une institutionnalisation de la mémoire de la Destruction des Juifs d’Europe, et de l’autre, les enjeux sociétaux de la transmission de cet événement ont manqué jusqu’ici de légitimité ou d’intérêt pour constituer un objet d’étude scientifique en Suisse. Ce phénomène de globalisation risque ainsi de se limiter à la commémoration, sans aller jusqu’à l’étude de l’histoire de cet événement et de ses effets sur la société comme fait et rupture de civilisation.

Objectifs et méthode : La recherche a pour objectif d’examiner ce que les enseignants disent de cette transmission, et de nourrir la réflexion sur les liens entre identités, mémoires et pédagogie en Suisse. Notre objet s’est construit au confluent des questions de représentations sociales et de didactique de l’histoire. L’objectif est d’explorer leurs représentations, leurs expériences, leurs pratiques et leurs difficultés lors de l’enseignement de cette thématique.
21 entretiens auprès d’enseignants d’histoire du CO et du PO, des cantons de Genève, Vaud et du Tessin ont été menés ; ils se répartissent comme suit :

  • 12 femmes et 9 hommes
  • 11 enseignants du secondaire I (Cycle d’orientation) et 10 du PO  (collège, école de culture générale)
  • 14 enseignants du canton de Genève, 4 du canton de Vaud et 3 du Tessin

Les entretiens ont été retranscrits et soumis à une analyse qualitative en fonction de nos questions de recherche.

Résultats :

Les représentations et les postures adoptées par les enseignants : D’une part ont constate l’unanimité des enseignants interviewés sur le fait que cette thématique est incontournable, ce qui traduit des attentes très élevées tant à l’égard d’eux-mêmes comme professionnels qu’à l’égard de la transmission à effectuer aux jeunes. Cependant, on relève l’existence de trois postures, sous forme de trois types d’entrées dans le sujet qui sont fort différentes:
- la centralité des victimes et l’empathie à développer à leur égard, posture la plus répandue parmi les personnes interviewées ;
- une entrée par la question des génocides en général, mais qui confère toujours une place particulière à la Shoah ;
- enfin, une posture s’intéressant relativement peu aux faits historiques, mais qui accroche davantage d’importance aux leçons à tirer de l’histoire, sur un terrain finalement plus proche de l’éthique ou de la psychologie sociale que des sciences de la société en général.: 
Il s’agit évidemment d’un sujet chargé d’injonctions morales. Il est donc assez compréhensible que l’on observe cette ambivalence entre le poids de l’enseignement de l’histoire et celui des leçons à en tirer, ce qui forme en fin de compte un véritable dilemme que les enseignants doivent affronter.

Leurs expériences font référence au grand intérêt pour ce sujet dont semblent faire état leurs élèves en général. C’est ainsi que les incidents critiques que certains ont décrits sont plutôt isolés, mais marquent néanmoins fortement les enseignants, d’autant plus que ces derniers se disent déçus d’eux-mêmes et des élèves, précisément en fonction des attentes élevées qu’ils ont par rapport à eux-mêmes et à leurs élèves. Les postures évoquées ci-dessus expliquent en partie les problèmes survenus en classe, en particulier celle de l’identification aux victimes ou celle qui privilégie l’apprentissage des leçons du passé. Car en surinvestissant la dimension morale et affective de la problématique, les enseignants peuvent en effet, sans le vouloir, susciter des dynamiques de sacralisation ou provoquer des réactions émotionnelles chez leurs élèves. Ainsi, les attentes élevées des enseignants constituent bien sûr un atout, mais un atout qui risque de se transformer en piège si ces enseignants n’en sont pas conscients.

Les enseignants sont eux-mêmes porteurs d’histoire et de mémoire, issues de contextes géographiques et socio-historiques fort divers. Nous nous sommes donc intéressés à la diversité des milieux mémoriels dont sont issus ces enseignants et à la façon dont la période du national-socialisme et de la Shoah avait été transmise dans leurs familles. Entre mémoires suisses de la « Mob », mémoires italiennes, espagnoles ou allemandes, ces enseignants se situent à la fois par rapport au narratif historique qui a dominé leur socialisation, et par rapport au récit (voire à la diversité de récits) transmis dans leurs familles. Ils se définissent pour les uns en continuité, pour les autres en rupture avec ces milieux mémoriels, mais ne sont jamais indifférents. Leur identité historique, même si elle est soumise à de constantes évolutions, résulte de la façon de se situer par rapport à l’histoire transmise et de l’interprétation qu’ils en font, et marque le sens qu’ils donnent à leur tour comme professionnels à la transmission de l’histoire. Notons enfin que la diversité culturelle et nationale dont il est souvent question se trouve autant du côté du corps enseignant que du côté des élèves.

Conclusions et recommandations
Les démarches entreprises nous ont menés à constater à la fois l’engagement considérable des enseignants que nous avons interrogés dans cette transmission de l’histoire et de la mémoire de la Destruction des Juifs d’Europe et l’incertitude qui marque leurs projets et leurs actions. Cette thématique apparaît décidément comme une question d’histoire socialement vive et comme une question de société potentiellement difficile à aborder.
Les postures que nous avons mises en évidence -empathie envers les victimes, entrée par les génocides et leçons à tirer du passé- sont sans doute naturelles et en partie inévitables ; mais il serait tout de même intéressant de les faire mieux connaître et d’inciter les enseignants à se rendre compte de leur réalité et de leur influence tant il est vrai que les problèmes qu’elles peuvent engendrer seraient bien plus gérables dès lors qu’elles seraient adoptées en pleine conscience.
Ces constats interrogent également la formation initiale et continue des enseignants, mais aussi des travailleurs sociaux. En effet, chacune de ces postures dépend d’une connaissance ou d’une absence de connaissance d’aspects particuliers de l’épistémologie de l’histoire et de l’historiographie de la Destruction des Juifs d’Europe et des crimes contre l’humanité. Par exemple, pour ne pas se confiner dans une identification aux victimes, la trilogie de Raul Hilberg, exécuteurs, victimes et témoins, nous incite à examiner séparément ces trois points de vue et à les croiser. La question des génocides, de leur définition, de leur temporalité et de l’intérêt de leur comparaison est l’objet d’une littérature solide et documentée. Quant à la question des leçons à tirer du passé, qui exige de mettre à distance toute ingénuité, elle interroge la dimension de comparaison en histoire : un fait du passé peut-il se répéter et, le cas échéant, s’agit-il vraiment d’une répétition ? N’y a-t-il pas lieu de bien reconstruire les présents du passé avec toute leur incertitude quant à l’avenir, plutôt que de se complaire dans une approche surdéterminée par la téléologie, c’est-à-dire par ce que nous savons de la suite des événements ? Par exemple, s’agissant de la Destruction des Juifs d’Europe, on pointera là l’intérêt de travailler en profondeur sur les premières années du national-socialisme, sur la mise en place du régime et son écho dans la population, sans évoquer tout de suite ce à quoi, et seulement ce à quoi, tout cela va aboutir.
De même, l’existence de milieux mémoriels dont sont issus celles et ceux qui s’efforcent de transmettre cette histoire et cette mémoire, et leur influence possible et potentielle sur les pratiques pédagogiques autour de la thématique des crimes nazis, mériteraient sans doute d’être mieux connues par les enseignants et par tous les passeurs d’histoire.
Alors même que le statut mémoriel de la Destruction des Juifs d’Europe s’est transformé dans l’espace public, et continuera forcément par la suite de se transformer, alors que la disparition des derniers témoins est désormais inéluctable, il nous semble donc qu’un effort de formation, et de réflexion collective, à l’intention de celles et ceux qui ont pour tâche de transmettre cette histoire et cette mémoire paraît tout à fait indispensable.