Préface de lÊ traducteurice
Dans Black On Both Sides: A Racial History of Trans Identity [Noir·es des deux cĂŽtĂ©s : une histoire raciale de l'identitĂ© trans], C. Riley Snorton parcourt lâhistoriographie trans Ă©tats-unienne au prisme des enjeux raciaux : comment le genre et la race interfĂšrent et sâentrelacent dans les vies trans et noires ? comment des concepts comme ceux de passing ou de fugitivitĂ© de genre circulent entre les vies qui se tiennent au bord du monde esclavagiste-raciste Ă©tats-unien et celles qui se tiennent au bord du patriarcat et du cissexisme ? En formulant ces questions au travers dâanalyses de cas qui vont de la pĂ©riode esclavagiste aux Ătats-Unis contemporains, le texte de Snorton joue un rĂŽle fondateur pour les Ă©tudes trans racisĂ©es Ă©tats-uniennes. Invitant Ă une nouvelle lecture historique de la constitution de diffĂ©rentes formes de pouvoir prĂ©datrices des corps trans et des corps noirs, Snorton montre comment, dans ce contexte oppressif, les personnes trans noires Ă©chappent, se dĂ©robent et mettent en Ă©chec les systĂšmes de classification. Faisant l'expĂ©rience de trajectoires qui leur sont propres, du fait de l'indissociabilitĂ© de la race et du genre dans la lecture de leurs existences par le systĂšme social dominant, les vies des personnes trans noires donnent Ă comprendre autrement les points de rencontre des stratĂ©gies de survie et modes d'existence des personnes trans et des personnes noires, rappelant l'importance du point de vue depuis lequel nous racontons l'histoire pour expliquer ses complexes imbrications.
« Une silhouette cauchemardesque : les phĂ©nomĂšnes de racialisation et la longue exposition mĂ©diatique de la transition », quatriĂšme chapitre de ce livre, est lâoccasion pour Snorton dâexaminer la maniĂšre dont la presse noire post-Seconde Guerre mondiale (des magazines et des journaux comme Ebony, Jet, ou The Afro-American) lit les vies trans. AprĂšs ĂȘtre revenu sur lâhistoire de Christine Jorgensen, figure trans blanche qui constitua la focale de la lumiĂšre mĂ©diatique mondiale portĂ©e sur les vies trans Ă cette pĂ©riode, C. Riley Snorton reconstitue les histoires de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, Ava Betty Brown et James McHarris / Annie Lee Grant, des figures trans noires qui furent assignĂ©es Ă des zones rendues opaques par lâobstruction lumineuse reprĂ©sentĂ©e par la figure de Jorgensen et par les rĂ©cits triomphalistes de la conquĂȘte mĂ©dicale sur les corps trans quâelle a contribuĂ© Ă exaucer.
RĂ©flĂ©chissant Ă partir des reportages dĂ©diĂ©s Ă ces cinq personnes trans noires, Snorton rĂ©vĂšle les maniĂšres par lesquelles leur transitude et leur racialisation furent non seulement l'objet d'une double capture (racialisante et transphobe), mais aussi des lieux dâinvention de socialitĂ©s alternatives Ă celle de la sociĂ©tĂ© patriarcale-coloniale amĂ©ricaine : ici, lâhistoire de Lucy Hicks Anderson, cheffe cuisiniĂšre, confidente, philanthrope et tenanciĂšre dâune maison close, qui atteste de la maniĂšre dont la petite ville californienne dâOxnard avait tissĂ© sa vie avec celle de cette femme influente ; lĂ , les funĂ©railles Ă©mues que la ville de Sanford, en Floride, organisa Ă la mort de Georgia Black et qui, en dĂ©pit dâun photo-reportage sensationnaliste, attestent du respect et de lâamour que lui portaient ses proches ; lĂ encore, le tĂ©moignage de Carlett Brown qui, Ă lâoccasion dâune interview peu charitable, affirme sa solidaritĂ© politique avec la communautĂ© travestie ; lĂ toujours, la simplicitĂ© avec laquelle Ava Betty Brown dĂ©clare au tribunal que lâensemble de sa vie sociale, aussi bien personnelle que professionnelle, ne lui connaĂźt pas dâautre nom, refusant ainsi de se positionner en rĂ©fĂ©rence aux normes mĂ©dicales et lĂ©gales qui prĂ©tendent la juger ; ou bien, la rĂ©partie de James McHarris / Annie Lee Grant ayant consenti Ă ĂȘtre photographié·e en portant des habits fĂ©minins : « dĂ©pĂȘche-toi mec pour que je puisse retirer tout ça, this is a drag ! » [autrement dit : « câest pĂ©nible » mais aussi : « câest un dĂ©guisement »].
Au travers de ces diffĂ©rents exemples, Snorton sâefforce de tracer les indices dâun refus des identitĂ©s telles quâelles sont prĂ©-Ă©tablies pour les vies trans et noires, une occasion de les penser comme les lieux d'une insaisissable fugitivitĂ©.
- Mabeuko Oberty
Les ombres subsistent et sâĂ©coulent. Du gris marbrĂ© et des souvenirs en Ă©chafaudage, elles suintent. Elles assurent notre potentiel, le mettent Ă lâabri par des mĂ©thodes Ă la fois pĂ©nombreuses et exquises. Elles instancient les choses souvenues au-delĂ de leur Ă©poque et les choses promises au-delĂ de leur contexte. â Karla F. C. Holloway, Legal Fictions: Constituting Race, Composing Literature
La une du New York Daily News du 1er dĂ©cembre 1952 annonce : « Ex-GI Becomes Blonde Beauty » [Ex-GI devient beautĂ© blonde]. Sâensuit une fascination mĂ©diatique pour Christine Jorgensen qui va faire dâelle, pour reprendre les mots de lâhistorienne et thĂ©oricienne en Ă©tudes trans Susan Stryker, « probablement la personne la plus cĂ©lĂšbre au monde pendant quelques annĂ©es[note]Susan Stryker, introduction de Christine Jorgensen: A Personal Autobiography, par Christine Jorgensen, San Francisco, Cleis Press, 2000, p. v.[/note] ». Bien que lâhistoire de Jorgensen ne fĂ»t pas le premier scoop mĂ©diatique autour des questions transgenres â de telles histoires Ă©taient apparues Ă©pisodiquement tout au long du dĂ©but du XXe siĂšcle â, son rĂ©cit, tel quâon le relata dans la presse de lâĂ©poque puis dans les compte-rendus de lâhistoriographie trans qui ont suivi, fit de Jorgensen une figure exceptionnelle de la corporĂ©itĂ© trans. Les contours de ce rĂ©cit furent divers et multiples. Il commença par prendre la forme, dans les mĂ©dias grand public, dâune histoire spectaculaire de triomphe personnel, de transformation par la science et dâidĂ©alitĂ© de la confession. Par exemple, lâarticle initial du Daily News contient des extraits dâune lettre que Jorgensen a Ă©crite Ă ses parents. David Serlin parle de cette lettre comme dâune « âconfessionâ dâinnocence et [âŠ] une prĂ©somption dâauthenticitĂ© » oĂč Jorgensen dĂ©crit ses voyages vers le Danemark de ses ancĂȘtres pour une chirurgie qui viendrait corriger « lâerreur commise par la nature[note]David Harley Serlin, « Christine Jorgensen and the Cold War Closet », Radical History Review, n° 62, 1995, p. 154.[/note] ». Dans le ton des discours mĂ©diatiques rĂ©currents de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux dĂ©buts de la Guerre Froide sâinquiĂ©tant du dĂ©clin de la masculinitĂ© Ă coup de faits divers spectaculaires, les premiers articles dans la presse au sujet du « changement de sexe » de Jorgensen ont vu dans son histoire une preuve supplĂ©mentaire de lâampleur de lâimpact de la science moderne. Et dans ce sens, ainsi que lâaffirme Stryker, lâhistoire de Jorgensen a rendu plus dramatique encore « la sensation de malaise envahissante, ressentie dans certains quartiers, Ă lâidĂ©e que la masculinitĂ© aux Ătats-Unis, dĂ©jĂ attaquĂ©e, pourrait littĂ©ralement ĂȘtre dĂ©faite et refaçonnĂ©e pour prendre les traits de son apparent contraire par le pouvoir de la science moderne[note]Stryker, introduction, op. cit., pp. viiâix. Pour en savoir plus Ă ce sujet, voir le travail de Stryker sur la maniĂšre dont lâinteraction entre la figuration sensationnelle et fantasmatique de Jorgensen avec la disponibilitĂ© des nouvelles technologies somatiques qui se dĂ©veloppent Ă lâĂ©poque tissa un lien, dans leur reprĂ©sentation, entre la forme transsexuelle et la bombe atomique, dans « Christine Jorgensenâs Atom Bomb: Transsexuality and the Emergence of Postmodernism », Playing Dolly: Technocultural Formations, Fantasies, and Fictions of Assisted Reproduction, E. Ann Kaplan et Susan Squier (dir.), New Brunswick (New Jersey), Rutgers University Press, 1999, pp. 157â71.[/note] ».
Dans la presse noire, on parlait souvent de Jorgensen comme dâune personnalitĂ© Ă succĂšs dans le monde du divertissement, en mettant lâaccent sur les attributs financiers liĂ©s Ă sa cĂ©lĂ©britĂ©. Au dĂ©but de la couverture mĂ©diatique, un article du Chicago Defender souligne que « bien quâelle soit devenue une femme il y a peu de temps [âŠ] elle a dĂ©jĂ appris Ă dire ânonâ aux offres hollywoodiennes[note]« Tapping the Wires: World and National News Highlights by Teletype », Chicago Defender, 20 dĂ©cembre 1952.[/note] ». Alvin Chick Webb Ă©crit pour le New York Amsterdam News une critique du spectacle prisĂ© de Jorgensen au Latin Quarter, une boĂźte de nuit new-yorkaise de lâĂ©poque : « Quoi que vous puissiez bien penser de Christine en tant que personne ou en tant quâartiste, le fait est quâelle amasse une montagne dâargent[note]Alvin Chick Webb, « Footlights and Sidelights », New York Amsterdam News, 30 janvier 1954.[/note]. » Parmi la bourrasque de rĂ©actions Ă la figure publique que reprĂ©sentait Jorgensen, on compte la chanson « Is She Is, or Is She Ainât? » [Est-ce quâelle est ou est-ce quâelle est pas ?]. Produite par le label de musique Rhythm basĂ© en JamaĂŻque et diffusĂ©e dans les CaraĂŻbes, le Royaume-Uni et les Ătats-Unis, elle devint un tube de lâartiste qui la composa, Gene Calypso the Charmer, mieux connu aujourdâhui sous le nom de Louis Farrakhan, dirigeant de lâorganisation Nation of Islam. « Mais derriĂšre ce rouge Ă lĂšvres, fond de teint et autre mascara / Jâai besoin de savoir â est-ce quâelle est ou est-ce quâelle est pas ? » Ce refrain, qui prenait pour thĂšme la crise visuelle provoquĂ©e par le corps de Jorgensen â un corps considĂ©rĂ© comme dĂ©viant â, interrogeait la portĂ©e de ce quâelle signifiait en tant que cĂ©lĂ©britĂ© transsexuelle. Cette lecture de Jorgensen sâappuyait sur tout un ensemble dâidĂ©es et reprĂ©sentations sĂ©dimentĂ©es concernant la possible localisation de la vĂ©ritĂ© du corps (la vĂ©ritĂ© du corps est-elle Ă sa surface ? existe-t-elle en tant quâessence ?) et le degrĂ© dâassociation de la « rĂ©alitĂ© » Ă la vue comme sens privilĂ©giĂ©[note]Louis Farrakhan (alias the Charmer), « Is She Is, or Is She Ainât? », The Charmer Is Louis Farrakhan: Calypso Favorites, 1953â1954, Bostrox Records 9908, CD. NdT : Paroles originales du refrain citĂ© : But behind that lipstick, rouge, and paint / I gotta knowâÂis she is, or is she ainât?[/note].
Jorgensen avait beau ĂȘtre prĂ©sentĂ©e comme une version spectaculaire de lâimpĂ©ratif libĂ©ral Ă©tats-unien de lâauto-invention, elle ne put rĂ©sister au fardeau de la reprĂ©sentation, ainsi quâen atteste le changement de ton de sa couverture mĂ©diatique cinq mois aprĂšs son apparition. En avril 1953, le New York Post publie un article de « rĂ©vĂ©lations » en six parties, intitulĂ© « The Truth about Christine Jorgensen » [La vĂ©ritĂ© sur Christine Jorgensen], dĂ©clarant que ni la chirurgie ni les traitements hormonaux ne sont parvenus Ă faire dâelle une femme ; Time enchaĂźne rapidement, annonçant que « Jorgensen nâa rien dâune femme, [quâil sâagit] juste [dâ]un mĂąle stĂ©rilisĂ©[note]« The Truth about Christine Jorgensen », partie 1, New York Post, 6 avril 1953 ; « The Case of Christine », Time, 20 avril 1953, citĂ© dans David Serlin, Replaceable You: Engineering the Body in Postwar America, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 184.[/note] ». Jorgensen sera ultĂ©rieurement reclassĂ©e dans la catĂ©gorie « transsexuelle » aprĂšs avoir subi une sĂ©rie dâopĂ©rations de vaginoplastie. Toutefois « les mĂ©decins de Jorgensen au Danemark », ainsi que lâexplique Joanne Meyerowitz, « semblent avoir confirmĂ© les ârĂ©vĂ©lationsâ [du Post] [âŠ] en dĂ©crivant le cas de Jorgensen comme un âtravestissement authentiqueâ » dans le Journal of the American Medical Association[note]Joanne Meyerowitz, « Christine Jorgensen and the Story of How Sex Changed », Womenâs America: Refocusing the Past, Linda K. Kerber, Jane Sherron De Hart, Cornelia Hughes Dayton et Judy Tzu-Chun Wu (dir.), New York, Oxford University Press, 2016 (8e ed.), p. 624.[/note]. MĂȘme si le coup de foudre entre les Ătats-Unis et Jorgensen tourna au vinaigre, son histoire, par sa force narrative, renforça une certaine comprĂ©hension de la transsexualitĂ© comme le rĂ©sultat dâopĂ©rations chirurgicales et autres interventions mĂ©dicalisĂ©es ayant pour but de traiter le genre comme une proposition anatomique et biologique[note]Ainsi que lâĂ©crit Jay Prosser, la popularisation de la transsexualitĂ© par Jorgensen coĂŻncida avec une formule qui « continue de dĂ©tourner la transsexualitĂ© vers la version du rĂ©cit mĂ©dical, [dans laquelle] ĂȘtre enfermĂŠ dans le mauvais corps est devenu le cĆur dâune ârhĂ©toriqueâ transsexuelle garante dâauthenticitĂ©. » Jay Prosser, Second Skins: The Body Narratives of Transsexuality, New York, Columbia University Press, 1998, p. 69.[/note].
La montĂ©e en gloire de Jorgensen tout comme sa chute dans lâimpopularitĂ© ont Ă©tĂ© corrĂ©lĂ©es Ă des questions dâauthenticitĂ©, de certitude scientifique et de supposĂ©es limites Ă lâauto-invention. Mais son histoire, ainsi quâelle lâĂ©crivit dans une lettre adressĂ©e Ă des amiz au Danemark en 1950, souleva aussi la question de « la vie et la libertĂ© de la vivre[note]Jorgensen, Christine Jorgensen, op. cit., pp. 90â91.[/note] ». Cet aspect de lâhistoire de Jorgensen fut un symbole particuliĂšrement puissant pour toutes les personnes Ă©minemment conscientes de la maniĂšre dont la non-libertĂ© â sous forme de criminalisation, de colonisation, de conquĂȘtes impĂ©riales, dâenfermement, de lois sĂ©grĂ©gationnistes et autres modalitĂ©s de violences rĂ©pressives quotidiennes â reprĂ©sentait la vie des personnes noires aux Ătats-Unis et dans le reste du monde. Dans une lettre adressĂ©e aux parents de Jorgensen, une femme Ă©crit : « Je suis noire [âŠ] [et] je rencontre de nombreux obstacles quâil me faut surpasser. [Jorgensen elle aussi] [âŠ] appartient Ă un groupe minoritaire mais elle [est passĂ©e] au travers de ses limitations. Si plus de monde affrontait la brutalitĂ© du combat, je suis sĂ»re que nous vivrions toustes dans un monde bien meilleur[note]Meyerowitz, « Christine Jorgensen », op. cit., p. 626.[/note]. » Lâinvocation, dans la lettre, dâune rhĂ©torique guerriĂšre pour dĂ©crire les formes de limitations violentes qui dĂ©finissent la noirceur comme un problĂšme à « dĂ©passer » montre comment la corporĂ©itĂ© trans de Jorgensen, rendue spectaculaire, portait avec elle une promesse illusoire de libertĂ© au sein dâun paysage de violences structurelles, textuelles et physiques dâĂ©chelles variables. Autrement dit, et pour reprendre les mots dâEmily Skidmore, Jorgensen a jouĂ© un rĂŽle dĂ©terminant dans la construction de la « bonne transsexuelle », par la capacitĂ© quâelle et dâautres femmes trans blanches ont eu « dâexprimer la transsexualitĂ© comme une position-sujet acceptable, en incarnant les normes de la fĂ©minitĂ© blanche, et en particulier la domesticitĂ©, la respectabilitĂ© et lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ©[note]Emily Skidmore, « Constructing the âGood Transsexualâ: Christine Jorgensen, Whiteness, and Heteronormativity in the Mid-Twentieth Century Press », Feminist Studies, vol. 37, n°2, 2011, p. 271.[/note] ». Cette manĆuvre, remarque Skidmore, « nâĂ©tait possible que par lâassujettissement dâautres corps variants de genre [;] puisque la position-sujet des personnes transsexuelles fut Ă©dulcorĂ©e dans les mĂ©dias grand public et rendue visible par le prisme de la blancheur, les autres formes de variations de genre, parce que non-blanches, devinrent de plus en plus visibles[note]Ibid.[/note] ». Le rĂ©cit par lequel Jorgensen a contournĂ© les logiques conventionnelles du corps est devenu un vecteur pour exprimer la « libertĂ© » comme la modalitĂ© dâun destin technologique Ă©vident â plein de significations raciales â exprimĂ© comme une injonction pour les personnes et les Ătats-nations.
Ce chapitre propose de lire lâincroyable mĂ©diatisation de Jorgensen comme une allĂ©gorie des politiques transnationales du corps dans la pĂ©riode suivant la Seconde Guerre mondiale et accompagnant les dĂ©buts de la Guerre Froide. En observant dans sa couverture mĂ©diatique une autre instanciation de la fascination amĂ©ricaine pour la lumiĂšre et lâobscuritĂ© qui a portĂ© la figure de Jorgensen au statut de silhouette â une silhouette qui prit forme en relation avec le rĂ©cit national des avancĂ©es et prouesses somato-techniques â ce chapitre offre un contexte analytique pour expliquer pourquoi et comment, dans les itĂ©rations contemporaines comme ultĂ©rieures de lâhistoriographie trans, la blanchitĂ© danoise-amĂ©ricaine de Jorgensen a comptĂ© en tant quâemblĂšme bien particulier de la libertĂ© nationale, loin dâĂȘtre chĂ©ri mais dâune certaine maniĂšre tout de mĂȘme incorporable. Ainsi que lâa Ă©crit Serlin au sujet de Jorgensen et de sa pĂ©riode de cĂ©lĂ©britĂ©, «la libertĂ© Ă©tait [et est toujours] suffisamment mallĂ©able Ă son Ă©poque pour attirer indiffĂ©remment les fanatiques de toutes religions, les activistes des droits civiques, les idĂ©ologues politiques et les futures personnes transsexuelles[note]Serlin, « Christine Jorgensen », op. cit., p. 156.[/note] ». Pourtant, si la figuration mĂ©diatique de Jorgensen a fini par reprĂ©senter une forme de libertĂ©, son symbole sâappuya Ă©galement sur la multiplicitĂ© des formes de non-libertĂ© qui marquaient alors et continuent dâanimer les temporalitĂ©s noires et trans. La maniĂšre si romantique avec laquelle la presse a traitĂ© lâhistoire de Jorgensen nous instruit car, comme lâa affirmĂ© Toni Morrison, la romance en tant que genre littĂ©raire a Ă©tĂ© dâune importance cruciale dans le langage utilisĂ© pour explorer « la peur quâavaient les AmĂ©ricains dâĂȘtre des proscrits, la peur de lâĂ©chec, de lâimpuissance ; [âŠ] la peur de lâabsence de la soi-disant civilisation ; la peur de la solitude, de lâagression intĂ©rieure aussi bien quâextĂ©rieure. En bref, la terreur de la libertĂ© humaine.[note]Toni Morrison, Playing in the Dark: Whiteness and the Literary Imagination, New York, Vintage, 1992, pp. 36â37 ; Jouer dans le noir. Blancheur et imagination littĂ©raire, trad. Pierre Alien, Paris, Bourgois, 1993, p. 59.[/note] » De ce point de vue, Jorgensen ne fournissait pas seulement lâexemple de ce que certains hommes pouvaient potentiellement perdre, elle illustrait Ă©galement une capacitĂ© Ă transgresser les frontiĂšres nationales et somatiques. Ces frontiĂšres, Ă©tant simultanĂ©ment contre-indicatrices de et intrinsĂšques Ă un ensemble de logiques raciales (une organisation hiĂ©rarchisant lâombre et la lumiĂšre, le sombre et le clair), permettaient aux rĂ©gimes sĂ©grĂ©gationnistes de se maintenir au sein des frontiĂšres Ă©tats-uniennes et justifiaient les politiques anti-noir·es et impĂ©rialistes suprĂ©matistes blanches, ainsi que les interventions militaires hors du pays.
PensĂ© comme une exploration de lâordre racial qui a donnĂ© lieu Ă la premiĂšre cĂ©lĂ©britĂ© transsexuelle, ce chapitre se concentre sur les rĂ©cits des figures trans noires et sur leurs mĂ©diations au cours des dĂ©cennies ayant prĂ©cĂ©dĂ© et succĂ©dĂ© lâavĂšnement de la cĂ©lĂ©britĂ© de Jorgensen, de maniĂšre Ă mettre en lumiĂšre le rĂŽle crucial que son « spectacle de la rĂ©incarnation transsexuelle MtF » a jouĂ© en symbolisant lâidentitĂ© raciale nationale des Ătats-Unis pour un public mondial[note]Stryker, introduction, op. cit., p. viii.[/note]. Comme lâaffirme Viviane Namaste, le genre devient souvent « un vecteur dont la fonction est de dĂ©placer les conditions matĂ©rielles et symboliques de la race et de la classe[note]Viviane Namaste, Invisible Lives: The Erasure of Transsexual and Transgendered People, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 13.[/note] ». Ce chapitre, en fournissant une histoire de lâombre, investit les rĂ©cits de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown, comme autant de maniĂšres de raconter la corporĂ©itĂ© trans aprĂšs 1945 et aux dĂ©buts de la Guerre Froide, en tant quâelles fournissent une rĂ©flexion sur les intimitĂ©s violentes et volatiles des corps plus foncĂ©s et des plus clairs, dans le contexte dâune part dâune dispersion mondiale de rĂ©fugié·es Ă la suite de la guerre et dâautre part des formes impressionnantes de mĂ©diation du Long Mouvement pour les Droits Civiques[note]Lorsque je parle de « Long Mouvement pour les Droits Civiques », je me rĂ©fĂšre Ă lâanalyse de Jacqueline Dowd Hall contestant la pĂ©riode typiquement attribuĂ©e au mouvement des droits civiques, ainsi rĂ©duite Ă lâintervalle entre les dĂ©crets anti-sĂ©grĂ©gationnistes en milieu scolaire rendus dans le cadre de lâaffaire Brown contre le bureau de lâĂducation (1954) et lâadoption de la loi de 1965 interdisant les discriminations racistes dans lâexercice du droit de vote nommĂ©e Voting Rights Act, pour lui inclure les annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent et qui suivirent et pour bousculer la version dâune progression linĂ©aire, sous-entendue dans la pĂ©riode prĂ©cĂ©demment citĂ©e. Voir Jacqueline Dowd Hall, « The Long Civil Rights Movement and the Political Uses of the Past », Journal of American History, vol. 91, n° 4, 2005, pp. 1233â63.[/note]. La maniĂšre dont les histoires de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown ont Ă©tĂ© racontĂ©es illustre comment les figures trans furent utilisĂ©es par la presse noire pour arbitrer les vies des personnes noires aux Ătats-Unis, non seulement dans leurs relations aux questions de genre et de sexualitĂ© mais aussi dans leurs rapports au concept de valeur et aux notions changeantes de lâĂ©valuation humaine.
Les figures analysĂ©es ici, ainsi que le soutient Hortense Spillers au sujet des femmes noires et de la symbolique dominatrice de la sexualitĂ©, « ne vivent pas leur destin Ă la pĂ©riphĂ©rie de la magie du genre et de la race Ă©tats-uniennes, mais au cĆur de sa manichĂ©enne obscuritĂ©[note]Hortense Spillers, « Interstices: A Small Drama of Words », Black, White, and in Color: Essays on American Literature and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 174.[/note] ». La description de Spillers de la vie genrĂ©e noire au cĆur dâune « manichĂ©enne obscuritĂ© » Ă©claire le choix de mobiliser dans ce chapitre la visualitĂ© transversale des silhouettes et des ombres comme des phĂ©nomĂšnes pictographiques associĂ©s qui Ă©mergent de leur relation Ă des sources de lumiĂšre. Alors que les silhouettes soulignent les contours de leur sujet de grands traits Ă©pais, les ombres apparaissent par obstruction. ConsidĂ©rer les rĂ©cits de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown comme des « ombres » â comme des rĂ©cits qui viennent perturber la tĂ©lĂ©ologie dâune transsexualitĂ© mĂ©dicalisĂ©e comme libertĂ© du corps â câest aussi inciter Ă repenser la formulation classique du « centre et des marges » afin dâidentifier et contester les mĂ©canismes par lesquels les conventions de langage obscurcissent la maniĂšre dont le pouvoir agit en dĂ©terminant ce que Nicholas Mirzoeff dĂ©crit trĂšs justement comme le « visible » et le « dicible[note]Nicholas Mirzoeff, « The Right to Look », Critical Inquiry, vol. 37, n° 3, 2011, pp. 473â96.[/note] ». Ainsi que Spillers lâaffirme avec force, « le fait de la domination est altĂ©rable mais uniquement dans la mesure oĂč la sujet dominĂ©e reconnaĂźt le pouvoir potentiel de sa propre âdouble-conscienceâ. La sujet est certainement vue, mais elle voit Ă©galement. Câest ce regard retournĂ© qui nĂ©gocie en tout lieu un espace oĂč vivre, et câest ce deuxiĂšme aspect que nous devons accepter de nommer le contre-pouvoir, la contre-mythologie[note]Spillers, « Interstices », op. cit., p. 163.[/note]. » Ce que Spillers appelle contre-mythologie trouve une rĂ©alisation fictionnelle dans Invisible Man [Homme invisible, pour qui chantes-tu ?] de Ralph Ellison, qui fut initialement publiĂ© en 1952 et reçut le U.S. National Book Award pour la fiction en 1953, Ă lâapogĂ©e de la cĂ©lĂ©britĂ© de Jorgensen. Dans le prologue du livre, le narrateur explique quâil a acquis la capacitĂ© de voir « lâobscuritĂ© de la luminositĂ© » â non comme lâĂ©veil dâun don surnaturel mais comme la consĂ©quence dâavoir Ă©tĂ© frappĂ© Ă la tĂȘte de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e par un « boomerang » mieux connu sous le nom de lâHistoire. La capacitĂ© du narrateur Ă©merge donc de ses expĂ©riences vĂ©cues, au sein des contradictions du pouvoir qui dicte, selon lui, « comment bouge le monde[note]Ralph Ellison, Invisible Man, New York, Random House, 1952, pp. 9â10.[/note] ». Vues Ă travers « lâobscuritĂ© de la luminositĂ© », les histoires mĂ©diatiques de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown ne consistent pas simplement Ă mettre au jour des rĂ©cits oubliĂ©s ou Ă offrir une prĂ©sence lĂ oĂč se trouvait une absence. PlutĂŽt, en tant que contre-mythologies, elles deviennent des maniĂšres de lire les entremĂȘlements de la race et du genre comme des indices de la circulation du pouvoir et comme des instanciations de la maniĂšre dont les discours font pression de façon rĂ©currente sur la chair pour en faire avec le temps des corps de signification.
Bien que chacune des figures examinĂ©es dans ce chapitre possĂšde des Ă©lĂ©ments narratifs distincts, elles occupent une position similaire dans les archives de la transsexualitĂ©. PlacĂ©es dans les zones dâombres de lâHistoire, peut-ĂȘtre mĂȘme pendant leurs moments de notoriĂ©tĂ©, elles prĂ©parent le terrain pour comprendre la corporĂ©itĂ© genrĂ©e et la corporĂ©itĂ© trans en relation avec les diffĂ©rentes sortes de violences qui conjuguent les vies des personnes noires et trans. Lâeffacement, qui ne reprĂ©sente que lâune de ces violences, ne sâexprime pas dans une absence mais dans une prĂ©sence animĂ©e et persistante. ConsidĂ©rer ce qui relie lâhistoire de Jorgensen Ă celles qui lui sont apparentĂ©es et Ă©voquĂ©es dans ce chapitre comme des arrangements arbitrĂ©s de la lumiĂšre et de lâobscuritĂ©, câest-Ă -dire comme des proxies dâune sĂ©rie de conversations politiques importantes qui se manifestĂšrent dans les luttes nationales autour des lois sĂ©grĂ©gationnistes Jim Crow et dâautres formes de violence infligĂ©es aux personnes noires et aux figures rendues noires aux Ătats-Unis comme Ă lâĂ©chelle mondiale, illustre lâexistence dâun gouffre entre lâattachement Ă la dĂ©mocratie des Ătats-Unis et pays AlliĂ©s dâune part et le capitalisme opposĂ© aux spectres obscurcis du communisme, du socialisme et du fascisme de lâautre. Dans ce contexte frontalier, la figure de Jorgensen a apaisĂ© autant de peurs quâelle nâen a provoquĂ©es, puisquâelle reprĂ©sentait la capacitĂ© Ă trouver une solution scientifique pour mettre un corps â ou, de nombreux corps, ainsi que ce chapitre le confirme â au repos, de maniĂšre Ă faire de la place pour une « nouvelle » itĂ©ration de lâexceptionnalisme Ă©tats-unien.
Avant de dĂ©velopper, permettez-moi quelques remarques mĂ©thodologiques faisant Ă©galement office de rĂ©flexions particuliĂšres sur les aspects Ă©thiques affĂ©rents Ă la mobilisation de cette archive. Parce que le journalisme nâest quâun genre littĂ©raire parmi les autres, je nâai pas traitĂ© les histoires qui suivent comme si elles Ă©taient pourvoyeuses dâune « vĂ©ritĂ© » sur les figures quâelles dĂ©battent. PlutĂŽt, cette archive est proche de ce que Saidiya Hartman a dĂ©crit, Ă lâoccasion dâune improvisation sur Michel Foucault, comme existant par « le jeu du hasard ou celui dâun dĂ©sastre » pour produire « une divergence ou une aberration par rapport au cours attendu et habituel de son invisibilitĂ© [âŠ] [Ă la] surface du discours[note]Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts », Small Axe, vol. 12, n° 2, 2008, p. 2 ; « VĂ©nus en deux actes », trad. Ămilie NotĂ©ris, dans Ă perte de mĂšre. Sur les routes atlantiques de lâesclavage, trad. Maboula Soumahoro, Montreuil, Brook, 2023, p. 401.[/note] ». En tant que faits dâactualitĂ©, ces histoires sont partiales et biaisĂ©es, structurĂ©es par les modes de pensĂ©e de lâĂ©poque qui engendrĂšrent une figure « digne dâun scoop ». Bien souvent, les mĂ©dias ont traitĂ© les histoires de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown comme des blagues, comme des signes de leur caractĂšre soi-disant essentiellement utilisable et jetable. Par ailleurs, dans de nombreux cas, ces rĂ©cits ne fournirent pas les fins heureuses conventionnellement attendues. Ă cet Ă©gard, jâai pris le parti de ne pas mâefforcer de « complĂ©ter » les histoires pour adoucir les potentiels sentiments dâinsatisfaction du lectorat, les laissant donc telles quâelles furent originellement produites. Jâai aussi refusĂ© de reproduire certains aspects des histoires qui pourraient ĂȘtre compris comme raisonnables aux yeux des standards journalistiques contemporains, comme donner le nom qui fut reçu Ă la naissance par la personne dont je raconte lâhistoire, ou fournir le dĂ©tail de la maniĂšre et du moment oĂč cette personne a commencĂ© Ă se reconnaĂźtre dâun genre diffĂ©rent. Ces dĂ©tails, qui sont monnaie courante dans les conversations sur les personnes trans, font du genre une tĂ©lĂ©ologie â une approche que jâinvite mes lecteurices Ă mettre de cĂŽtĂ©. Bien que les rĂ©cits mĂ©diatiques dĂ©battus ici aient pris place les dĂ©cennies prĂ©cĂ©dant et suivant lâĂ©mergence spectaculaire de Jorgensen, ce qui suit nâest pas exclusivement, ni mĂȘme principalement, une chronologie de lâĂ©mergence temporaire de chacune de ces figures Ă la surface du discours. Il sâagit dâune sĂ©rie dâarguments sur le potentiel des ombres Ă refigurer et redĂ©finir lâhistoriographie trans, en redirigeant nĂ©cessairement lâattention sur les manifestations de lâinconvenant autant que du convenable, de ce qui advient comme de ce qui nâadvient pas, sur les occasions de disparitions, de ce qui vous hante et des dĂ©ploiements politiques du temps mobile (autrement dit, lâHistoire).
« Parfois la souveraineté est plus précieuse que la liberté » : Les procÚs de Lucy Hicks Anderson
Le 18 fĂ©vrier 2011, le Tom Joyner Morning Show diffusait un Ă©pisode de sa sĂ©rie « Little-Known Black History Fact » [Fait peu connu de lâhistoire noire] qui dĂ©crivait Lucy Hicks Anderson comme « la premiĂšre noire transgenre Ă ĂȘtre jugĂ©e et reconnue coupable par la justice pour sâĂȘtre faite passĂ©e pour une femme[note]Erica Taylor, « Little-Known Black History Fact: Lucy Hicks Anderson », Tom Joyner Morning Show, Power 98.9 FM, New York, 18 fĂ©vrier 2011.[/note] ». LâannĂ©e suivante, une version de son histoire fit son apparition parmi dâautres, dont celles de Carlett Brown, Sir Lady Java, Miss Major et Marsha P. Johnson, dans un reportage sur les pioniĂšr·es trans noir·es du magazine Ebony, Ă©crit par la dĂ©fenseuse des personnes trans et blogueuse Monica Roberts[note]Monica Roberts, « A Look at African-American Trans Trailblazers », Ebony News and Views, Ebony, 1er mars 2012, http://www.ebony.com/news-views/trans-trailblazers#axzz2KTuytw3m.[/note]. On fit de sa biographie un court documentaire, Weâve been Around â Lucy Hicks Anderson [Nous sommes dans le coin depuis un moment â Lucy Hicks Anderson], diffusĂ© sur Advocate.com et Essence.com en 2016. Son nom est souvent associĂ© Ă lâhistoire dâOxnard en Californie, y compris dans le livre de Jeffrey Maulhardt intitulĂ© Oxnard: 1941â2004 et dans un article du Los Angeles Times sâintĂ©ressant Ă la fermeture imminente dâun restaurant jouissant dâune clientĂšle composĂ©e des « vieux de la vieille » dâOxnard[note]Weâve Been AroundâLucy Hicks Anderson (sĂ©rie internet), rĂ©alisĂ©e par Rhys Ernst, 1er mars 2016, [https://rhysernst.com/] ; Jeffrey Wayne Maulhardt, Oxnard, 1941â2004, Mount Pleasant (Caroline du Sud), Arcadia Publishing et the History Press, 2005 ; Lorenza Munoz, « Last Meal for the Breakfast Club? », Los Angeles Times, 13 janvier 1997, http://articles.latimes.com/1997-01-13/local/me-18264_1_gloria-stuart NdT : lien toujours fonctionnel, redirigĂ© vers lâadresse : https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1997-01-13-me-18264-story.htmlâŠ]. Ce niveau de documentation permet de mieux accĂ©der aux dĂ©tails de sa vie : nĂ©e en 1886 Ă Waddy au Kentucky, elle arrive Ă Oxnard en Californie en 1920 ; elle se marie deux fois, dâabord avec Clarence Hicks puis avec Ruben Anderson ; elle est domestique et tenanciĂšre de maison close ; elle est jugĂ©e deux fois devant les tribunaux, dâabord localement dans le comtĂ© de Ventura en Californie, puis par le gouvernement fĂ©dĂ©ral ; elle va en prison ; il lui est interdit de retourner Ă Oxnard aprĂšs avoir exĂ©cutĂ© sa peine au risque dâencourir de nouvelles poursuites ; et elle meurt Ă Los Angeles en 1954. La plupart de ces dĂ©tails ont Ă©tĂ© glanĂ©s dans des articles rĂ©digĂ©s Ă son sujet entre 1945 et 1946, lorsque ses procĂšs faisaient lâobjet dâune mĂ©diatisation nationale.
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig18-1024x576.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig18-1024x576.jpg)
Un clichĂ© de Lucy Hicks Anderson, tirĂ© de la sĂ©rie documentaire <em>Weâve been Around</em> (2016) produite par Focus Features. Droits rĂ©servĂ©s.
Dans le numĂ©ro du 5 novembre 1945 qui prĂ©sente une version de lâhistoire de Lucy Hick Anderson Ă un public national, le Time publie en premiĂšre de couverture une image de lâambassadeur des Ătats-Unis en Argentine, Spruille Braden. Ă la droite du visage de Braden se trouve une illustration de lâAmĂ©rique du Sud oĂč le continent est reprĂ©sentĂ© par des feuilles de bananier et la zone de lâArgentine parsemĂ©e de croix gammĂ©es. Dans le coin infĂ©rieur droit, dirigĂ© vers le flĂ©au figurĂ© du fascisme, apparaĂźt un pulvĂ©risateur manuel de pesticides aux allures dâavion de chasse. Sous lâimage, on peut lire une citation de Braden : « Parfois la souverainetĂ© est plus prĂ©cieuse que la libertĂ©[note]Boris Artzybasheff, couverture du Time: illustration de Spruille Braden, 5 novembre 1945. Candidat aux Ă©lections prĂ©sidentielles en Argentine avec le slogan « Braden ou PerĂłn », les idĂ©es politiques du futur prĂ©sident Juan PerĂłn furent dĂ©crites comme une forme de socialisme corporatiste ou socialisme de « droite » bien que certain·es universitaires aient comparĂ© son rĂ©gime Ă certaines branches du fascisme europĂ©en, et plus particuliĂšrement celui de Benito Mussolini. Lâusage de croix gammĂ©es pour caractĂ©riser et caricaturer sa tribune jouĂšrent un rĂŽle dans lâanxiĂ©tĂ© des lecteurices du Time concernant lâĂ©ventualitĂ© dâun autre pouvoir de lâAxe Ă proximitĂ© de la frontiĂšre sud des Ătats-Unis.[/note]. » Bien que pensĂ©e dans le sens dâune illustration affirmant les stratĂ©gies interventionnistes des Ătats-Unis dans les politiques Ă©lectorales argentines et les prĂ©rogatives de lâĂtat Ă combattre et rĂ©primer la popularitĂ© du futur prĂ©sident argentin Juan Domingo PerĂłn, lâĂ©valuation de Braden dâune souverainetĂ© prioritaire sur la libertĂ© dans ce contexte temporel pourrait tout aussi bien servir Ă dĂ©crire les politiques Ă lâĆuvre dans les multiples rencontres de Hicks Anderson avec la justice criminelle locale et fĂ©dĂ©rale. La question â qui relevait Ă la fois des affaires de politique Ă©trangĂšre Ă©tats-unienne et du traitement judiciaire du genre de Hicks Anderson, de son arrestation Ă son jugement â Ă©tait : quelles conditions provoqueraient cette réévaluation spĂ©cifique ?
PubliĂ© aprĂšs quâun Ă©diteur « dĂ©couvrit le scandale qui avait Ă©tĂ© obscurĂ©ment planquĂ© dans un journal de la cĂŽtĂ© pacifique », lâarticle du Time, intitulĂ© « California: Sin and Souffl » [Californie : PĂ©cher et SoufflĂ©], racontait « lâhistoire de Lucy Hicks, cheffe cuisiniĂšre, confidente, philanthrope et tenanciĂšre dâune maison close Ă Oxnard en Californie » et suscita plus de courrier de son lectorat que nâimporte quel autre article de lâhistoire rĂ©cente[note]James A. Linen, « A Letter from the Publisher », Time, 14 janvier 1946, p. 13.[/note]. Le reportage sâintĂ©ressait autant Ă la ville dâOxnard quâĂ Hicks Anderson : « La ville commençait Ă sâenrichir grĂące Ă la betterave sucriĂšre, et ses travailleurs chinois et mexicains dĂ©pensaient tout leur argent chaque nuit pour des filles lĂ©gĂšres, des jeux dâargent, du whisky et de lâopium. » En tissant son histoire avec celle de la ville, lâarticle exprimait avec zĂšle quâ« au comtĂ© de Ventura, [Hicks Anderson] devint aussi cĂ©lĂšbre que la raffinerie de lâĂ©norme entreprise amĂ©ricaine de sucre cristal », dĂ©crivant comment la croissance dâOxnard permit Ă Hicks Anderson dâĂ©tendre son « pauvre petit bordel » Ă tout un demi pĂątĂ© de maison. Selon lâarticle, « Lucy fut acceptĂ©e par la ville dâOxnard et sa politique laxiste dans ses entreprises commerciales, et non personnelles, liĂ©es Ă ses bordels ». En plus de son rĂŽle de propriĂ©taire de plusieurs bordels, Hicks Anderson Ă©tait connue comme lâune des meilleures cheffes cuisiniĂšres de la ville, travaillant pour une bonne partie de lâĂ©lite politique et Ă©conomique dâOxnard. Proche des personnes de pouvoir, elle en retirait certains avantages : « Lorsque le chĂ©rif lâarrĂȘta un soir, sa rĂ©putation lui rendit bien service â Charles Donlon, le premier banquier de la ville, paya trĂšs rapidement sa caution. La raison : il avait programmĂ© un dĂźner avec de nombreux convives qui se serait effondrĂ© sombrement si Lucy restait en prison. » Sur un ton sardonique, le reportage dĂ©crivait la maniĂšre dont Hicks Anderson organisait « des fĂȘtes de dĂ©part dispendieuses pour les fils des familles importantes », fournissait aux journaux dâOxnard des commentaires sur la vie locale aux cĂŽtĂ©s de ceux des « hommes dâĂ©glise et dâautres leaders municipaux », soutenait rĂ©guliĂšrement la Croix-Rouge, les Scouts et autres Ćuvres de charitĂ©, et avait acquis plus de 50 000 dollars en obligations de guerre[note]« California: Sin & Souffl », Time, 5 novembre 1945, p. 27.[/note].
« Sin and Souffl » contient une citation de Hicks Anderson â une rĂ©ponse quâelle donne au sujet de son rĂŽle de philanthrope. Selon la description du journal, elle confie dans un « gloussement joyeux » : « Faut juste pas me demander dâoĂč vient lâargent[note]Ibid.[/note]. » La derniĂšre phrase de lâarticle, une chute, « Lucy est un homme » signale dĂ©finitivement au lectorat du Time quâelle est de celleux dont on se moque. Dans une lettre aux adhĂ©rent·es quelques mois plus tard, le nouvel Ă©diteur en chef du Time, James A. Linen, dĂ©crit lâhistoire de Hicks Anderson comme une histoire « de stupĂ©faction et dâembarras [pour] les hommes de sa ville » en remarquant le nombre de lettres provenant du lectorat du Time la nominant pour le prix de « lâHomme de lâAnnĂ©e » dĂ©cernĂ© par le magazine en 1945[note]Linen, « Letter from the Publisher », op. cit.[/note]. Bien que lâarticle initial ne mentionne pas comment le magazine a eu connaissance de lâhistoire de Hicks Anderson â câest-Ă -dire parce quâelle Ă©tait poursuivie pour parjure â, au cĂŽtĂ© du croquis rapide dâune figure barbue Ă forte poitrine portant une robe et en guise de mise Ă jour du rĂ©cit, Linen Ă©crit : « Mais il faut compter maintenant un chapitre de plus aux mĂ©saventures de Lucy : âelleâ est recherchĂ©e par lâarmĂ©e Ă©tats-unienne pour dĂ©sertion. » Signe de la maniĂšre symptomatique dont le Time traite Hicks Anderson, le ton railleur de Linen rĂ©vĂšle le sous-texte bien sĂ©rieux dâune blague partagĂ©e entre la rĂ©daction du magazine et ses lecteurices. Tout en informant de la criminalisation de Hicks Anderson dans lâintention de faire rire, lâajout de Linen a Ă©galement pour effet de replacer lâhistoire de Hicks Anderson du cĂŽtĂ© de lâĂ©preuve personnelle plutĂŽt que de celui dâune peine partageable collectivement par la population dâOxnard. Le choix Ă©ditorial de publier son histoire sous la forme dâune blague nous invite Ă aiguiser lâattention avec laquelle nous observons la premiĂšre de couverture de ce numĂ©ro. De mĂȘme que les stratĂ©gies interventionnistes en Argentine furent illustrĂ©es par la nĂ©cessaire extermination dâun flĂ©au fasciste fantasmatique, le discours caricatural raciste dont Hicks Anderson fait lâobjet et le dĂ©ploiement de lâarticle avec pour chute lâannonce du genre de Hicks Anderson rationalisent les violentes temporalitĂ©s privilĂ©giant la souverainetĂ© sur la libertĂ© au sein dâune logique de poursuite judiciaire.
Le 12 dĂ©cembre 1945, le journal The Afro-American publie en premiĂšre page lâarticle « Night Life Queen Guilty of Perjury in Sex Case » [Une reine de la nuit coupable de parjure dans une affaire de sexe]. Lâarticle relate par le dĂ©tail la premiĂšre rencontre de Hicks Anderson avec la justice criminelle en invitant son lectorat Ă participer au théùtre de la mĂ©fiance, visuellement renforcĂ© par lâillustration dâune femme se tenant prĂšs dâun panneau de mise en garde « Attention. Ceci nâest pas ce que vous pensez[note]« Night Life Queen Guilty of Perjury in Sex Case », The Baltimore Afro-American, 11 dĂ©cembre 1945, pp. 1 et 18.[/note] ». AccusĂ©e de parjure pour avoir signĂ© ses documents de mariage, Hicks Anderson et son procĂšs dâune semaine au tribunal du comtĂ© de Ventura furent les principaux centres dâattention du compte-rendu de deux pages fourni par ce journal de la presse noire basĂ© Ă Washington. Tandis que lâarticle sâouvre sur le verdict « dâun jury ayant dĂ©clarĂ© [quâelle Ă©tait] un homme aux yeux de la loi [âŠ], lâinculpant pour parjure », lâattention est portĂ©e sur le procĂšs dâune maniĂšre permettant de fournir Ă©galement au lectorat la dĂ©fense de Hicks Anderson. Par exemple, en rĂ©ponse Ă lâinterrogatoire du procureur, Hicks Anderson a dĂ©crit sa sensibilitĂ© esthĂ©tique (« Lorsquâon lui demanda si âelleâ portait souvent une perruque, Lucy rĂ©pondit : âSi je me trouve plus jolie avec une perruque, alors ouiâ »), ses relations romantiques passĂ©es (« Lorsquâon lui demanda si Hicks [son premier mari] Ă©tait un homme, Lucy rĂ©pondit : âEn tous cas, il est censĂ© lâĂȘtre.â ») et sa propre comprĂ©hension de son corps (« Lorsquâon lui demanda quelles parties de son corps âelleâ considĂ©rait comme fĂ©minines, âelleâ dit : âPour commencer, ma poitrineâ, quâelle avança en direction du jury, rĂ©vĂ©lant une poitrine bien masculine[note]Ibid.[/note]. ») Le tĂ©moignage de Hicks Anderson rapportĂ© ici sous-estime la maniĂšre dont la vie trans noire Ă©tait assujettie sans jamais ĂȘtre complĂštement subjectivĂ©e par les logiques criminelles et carcĂ©rales. Ce tĂ©moignage faisait plus quâapporter de la « couleur » Ă la prose de cet article : les interjections de Hicks Anderson, qui penchaient parfois du cĂŽtĂ© de lâhumour, contribuaient au flux du discours normatif qui la mettait en accusation. ConsidĂ©rer les rĂ©ponses de Hicks Anderson comme des instances de contre-pouvoir nĂ©cessite de reconnaĂźtre les contradictions discursives qui façonnent « la maniĂšre dont bouge le monde » et requiert donc de les voir comme des illustrations du fonctionnement des normes et de la normativitĂ©, comme des capillaires du pouvoir qui peuvent parfois se retrouver bouchĂ©s.
Lâarticle du Afro-American comprend Ă©galement les tĂ©moignages de cinq mĂ©decins, qui attestent unanimement que Hicks Anderson « est un homme sans lâombre dâun doute[note]Ibid.[/note] ». Cette dĂ©claration, dans le cours narratif particulier du procĂšs, avait pour but dâĂ©taler une Ă©crasante prĂ©pondĂ©rance de preuves contre la revendication de Hicks Anderson dâĂȘtre une femme mais cela eut pour effet simultanĂ© de rĂ©vĂ©ler une prĂ©occupation pour le rĂŽle de lâexpertise mĂ©dicale dans les procĂ©dures lĂ©gales, avec pour consĂ©quence dâoctroyer parfois Ă cette expertise trop de crĂ©dit. En rĂ©ponse Ă la stratĂ©gie du procureur, son avocat dĂ©fendit la thĂ©orie selon laquelle elle avait des « organes cachĂ©s » qui ne pourraient ĂȘtre dĂ©couverts que « lorsquâune autopsie [pourrait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e] aprĂšs sa mort[note]Ibid.[/note] ». En Ă©change dâune vie hors de prison, cette dĂ©fense sâappuyant sur lâargument des « organes cachĂ©s » offrit la possibilitĂ© pour lâinstitution dâutiliser le cadavre de Hicks Anderson pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e, un signe de la pratique soutenue de lâindustrie mĂ©dicale aux Ătats-Unis dâexpĂ©rimenter sur les corps noirs, ainsi que je le dĂ©veloppe dans le premier chapitre de Black on Both Sides[note]Voir Harriet Washington, Medical Apartheid: The Dark History of Experimentation on Black Americans from Colonial Times to the Present, New York, Doubleday, 2006 ; C. Riley Snorton, « Anatomically Speaking: Ungendered Flesh and the Science of Sex », Black on Both Sides: A Racial History of Trans Identity, University of Minnesota Press, Minneapolis / Londres, 2017, pp. 17-53.[/note][Noir·es des deux cĂŽtĂ©s]. Tout en dĂ©nonçant le caractĂšre superficiel des savoirs que la mĂ©decine pouvait fournir, la dĂ©fense de Hicks Anderson soulignait la maniĂšre dont la chair noire Ă©tait depuis longtemps devenue centrale dans le dĂ©veloppement des connaissances mĂ©dicales.
Lâargument des « organes cachĂ©s » venait Ă©galement appuyer une demande dâajournement du procĂšs, instituant nominalement lâillusion dâun temps linĂ©aire ; un report qui permettrait Ă Hicks Anderson de vivre (librement) avant que la question de son genre ne fasse lâobjet dâune poursuite comme fait biologique. Cependant, parce quâil oblige Ă une expertise mĂ©dicale post-mortem, cet argument, en bousculant les temporalitĂ©s normatives, produit une rupture qui propulse le « passĂ© » de lâindustrie mĂ©dicale vers son avenir. En termes deleuziens, on peut comprendre les « organes cachĂ©s » de Hicks Anderson comme constituant un « champ dâexpĂ©rience au-delĂ (ou plutĂŽt, en-deçà ) de la rĂ©alitĂ© constituĂ©e[note]Slavoj ĆœiĆŸek, Organs without Bodies: Deleuze and Consequences, New York, Routledge, 2004, p. 4.[/note] ». En tant que « virtualitĂ©s » â ce qui, pour Gilles Deleuze, relĂšve de la perception â, ses « organes cachĂ©s » sont placĂ©s aux cĂŽtĂ©s de la « rĂ©alitĂ© » du corps de Hicks Anderson. En tant quâempreinte discursive rĂ©sultant de la sĂ©dimentation de la perception au cours du temps, ses « organes cachĂ©s » portent en eux lâhypothĂšse dâune approche de lâhistoire centrĂ©e sur ce qui est en devenir, câest-Ă -dire que ses organes imperceptibles fournissent le contre-rĂ©cit dâun corps qui reste encore Ă apparaĂźtre. Dans ce sens, les « organes cachĂ©s » de Hicks Anderson sont Ă la fois lâombre et le prĂ©sage dâune corporĂ©itĂ© transsexuelle, ainsi que la dĂ©fense de son premier procĂšs le mettait en scĂšne, Ă©voquant la difficultĂ© dâĂ©valuer la « vĂ©ritĂ© » des corps trans en termes mĂ©dicaux tout en annonçant le potentiel dâĂ©mergence de la transsexualitĂ© du fait de lâintervention mĂ©dicale.
Le dernier article de la sĂ©rie mĂ©diatique autour de Hicks Anderson par le journal Afro-American sâintitule « Allotment for âWifeâ Fatal » [Allocation pour « femme » fatale]. PubliĂ© le 20 avril 1946, il relate le procĂšs fĂ©dĂ©ral du Sergent Reuben Anderson. Anderson risquait « jusquâĂ dix ans de prison fĂ©dĂ©rale et 10 000 dollars dâamende, non pas parce quâil avait Ă©pousĂ© un autre homme, mais parce quâil demanda au gouvernement dâenvoyer Ă son homme-Ă©pouse une allocation de 950 dollars en chĂšques[note]Michael Carter, « Allotment for âWifeâ Fatal », The Afro-American, 20 avril 1946, pp. 1â2. Il importe de remarquer comment le terme « male wife » [homme-Ă©pouse] utilisĂ© ici constitue un Ă©pithĂšte rĂ©current dans les Ă©pistĂ©mologies africaines du genre. Voir par ex. Ifi Amadiume, Male Daughters, Female Husbands: Gender and Sex in an African Society, Londres, Zed Books, 1987 ; Stephen O. Murray et Will Roscoe, Boy-Wives and Female Husbands: Studies in African Homosexualities, New York, Palgrave Macmillan, 1998 ; et Oyeronke Oyewumi (dir.), African Gender Studies: A Reader, New York, Palgrave Macmillan, 2005.[/note] ». Documentant le procĂšs du point de vue de lâaccusation comme de la dĂ©fense (il est notamment fait mention du tĂ©moignage de Hicks Anderson au procĂšs de son mari au nom de lâhabeas corpus), lâarticle est toutefois Ă©crit aprĂšs le jugement de Hicks Anderson qui la condamna pour parjure au niveau fĂ©dĂ©ral. Il est ainsi dit quâon la « plaça dans la section hommes de la maison dâarrĂȘt fĂ©dĂ©rale, vĂȘtu cependant comme une femme parce que, selon les officiers de police, il nâavait pas dâautres vĂȘtements[note]Carter, « Allotment for âWifeâ Fatal. », op. cit.[/note] ». Dans lâarticle dĂ©diĂ© par The Afro-American Ă son premier procĂšs (celui du comtĂ© de Ventura), Hicks Anderson apparaissait comme pleine de rĂ©partie ; cette fois, elle est dĂ©crite comme un tĂ©moin rĂ©calcitrant : « Lucy refusa de rĂ©pondre Ă la question âAvez-vous des organes sexuels masculins ?â La question lui fut posĂ©e plusieurs fois de diverses maniĂšres mais Lucy refusa fermement de rĂ©pondre[note]Ibid.[/note]. » Le refus de Hicks Anderson, sa rĂ©ticence Ă coopĂ©rer avec les logiques dâaccusation ou Ă les corroborer, reprĂ©sente un autre dĂ©ploiement de la polyvalence des ombres, câest-Ă -dire que parfois â dans ces occasions oĂč « la souverainetĂ© est plus prĂ©cieuse que la libertĂ© » â le silence devient contre-mythologique.
« Les personnes noires meurent différemment » : Georgia Black et le tour de passe-passe de la notion de valeur
ExhibĂ© comme texte de prĂ©sentation sur la couverture du magazine Ebony, juste au-dessus dâune photo du boxeur Ezzard Charles et de sa femme Gladys, « The Man Who Lived 30 Years as a Woman » [Lâhomme qui vĂ©cut 30 ans comme une femme] est initialement publiĂ© en octobre 1951 et rĂ©imprimĂ© pour lâĂ©dition spĂ©ciale de novembre 1975 cĂ©lĂ©brant le 30eanniversaire de la revue (et repris dans Jet en 1989). Cet article dâEbony est le premier dâune sĂ©rie mĂ©diatique sur la thĂ©matique trans Ă paraĂźtre dans les publications Ebony et Jet de la Johnson Publishing Company. AnnoncĂ©es dans le quart supĂ©rieur droit de lâimage (comme il est frĂ©quent de le faire), un grand nombre des histoires quâEbony a couvertes sur la vie des personnes noires aux Ătats-Unis tout au long des annĂ©es 1950 comprenaient aussi bien des « rĂ©vĂ©lations » sur le nudisme et le nanisme que des reportages sur le « passing » racial et de genre. Lâarticle sur Georgia Black mobilise un certain nombre des conventions attendues pour des rĂ©vĂ©lations, mĂȘme si ce qui sây trouve rĂ©vĂ©lĂ© nâa rien de particuliĂšrement Ă©vident. Certes le gros titre donne Ă comprendre sans ambiguĂŻtĂ© quel est son sujet. Mais lâarticle, loin du sensationnel que son titre Ă©voque, mĂȘle Ă sa prose un souci pour la maniĂšre concrĂšte dont les personnes vivent, si bien que « malgrĂ© toutes les preuves Ă disposition, les dĂ©clarations officielles et les photos » figurant Black comme « lâune des histoires les plus incroyables dâanomalies sexuelles », les journalistes dâEbony ne peuvent pas sâempĂȘcher de dire combien elle Ă©tait aimĂ©e par des communautĂ©s nombreuses et variĂ©es de Sanford en Floride[note]« The Man Who Lived 30 Years as a Woman », Ebony, novembre 1975, pp. 86 et 88 (rĂ©impression de la version originale publiĂ©e en octobre 1951).[/note]. Lâarticle Ă©voque notamment le fait que, lorsquâelle meurt en juin 1951, « alignĂ©es sur les trottoirs de cette ville du Sud [des Ătats-Unis] qui a interdit lâaccĂšs de son stade Ă Jackie Robinson [joueur de baseball noir], des personnes en deuil, noires et blanches, se tiennent Ă©paules contre Ă©paules, inclinent la tĂȘte en signe de respect et versent des larmes sincĂšres ». Un geste de dĂ©-sĂ©grĂ©gation remarquable occasionnĂ© par une personne qui, dâaprĂšs la premiĂšre phrase de ce mĂȘme article, « selon toutes les lois de la sociĂ©tĂ© [âŠ] aurait dĂ» mourir dans la disgrĂące et lâhumiliation et nâĂȘtre gardĂ©e dans les mĂ©moires que comme une perverse sexuelle, une âtapetteâ et un âmonstreâ[note]Ibid., p. 85.[/note] ».
Le 8 septembre 1951, quelques semaines avant que lâarticle dâEbony sur Black nâatteigne les kiosques Ă journaux, des reprĂ©sentant·es de quarante-huit nations signent le TraitĂ© de San Francisco, marquant la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale. Ce mĂȘme jour, le Japon et les Ătats-Unis signent Ă©galement le TraitĂ© de SĂ©curitĂ© entre leurs deux pays, permettant aux Ătats-Unis dâinstaller leur premiĂšre base militaire dans lâEst-asiatique, sur le sol japonais. Tandis que le gouvernement Ă©tats-unien Ă©tendait sa prĂ©sence et sa portĂ©e militaires en Asie, affichant son intention de protĂ©ger et maintenir la libertĂ© et la dĂ©mocratie dans le monde, il protĂ©geait et maintenait les rĂ©gimes rĂ©pressifs racistes Ă lâintĂ©rieur de ses frontiĂšres nationales avec une ferveur toute aussi vive. Lâarticle dâEbony reflĂšte cette apparente contradiction dans les politiques gĂ©nĂ©rales Ă©tats-uniennes, une contradiction qui nâen est pas du tout une, mais bien plutĂŽt un paradoxe traduisant des conceptions mouvantes de la notion de valeur. Ainsi que lâexplique le regrettĂ© thĂ©oricien culturel Lindon Barrett : « La valeur dĂ©note une domination et une longĂ©vitĂ© dans un espace de multiplicitĂ©. Sa prĂ©sence et sa performance implique lâaltĂ©ration, la resituation et la refiguration de lâAutre, ou de nombreux Autres, dans les marges et les recoins. De fait, elle se manifeste de maniĂšre paradoxale : jamais rĂ©ellement prĂ©sente (dĂ©finie par une frontiĂšre fĂ©tichisĂ©e), elle aspire nĂ©anmoins Ă ĂȘtre partout[note]Lindon Barrett, Blackness and Value: Seeing Double, New York, Cambridge University Press, 1999, pp. 19â20.[/note]. » La description que donne Barrett de la valeur et de ses significations dĂ©signe Ă©galement les valeurs des Ătats-Unis en tant quâĂtat-nation impĂ©rial impliquĂ© dans la guerre de CorĂ©e, une dĂ©claration sanglante de lâinvestissement militariste du pays Ă sâopposer au communisme Ă travers le monde partout oĂč il semblait gagner du terrain[note]On retrouve une interprĂ©tation de lâinjonction Ă©tats-unienne Ă intervenir dans lâ« expansion communiste » Ă travers le monde dans A Report to the National Security CouncilâNSC 68, 12 avril 1950, Presidentâs Secretaryâs File, Truman Papers, Harry S. Truman Library and Museum, consultĂ© Ă la page https://www.trumanlibrary.org/whistlestop/study_collections/coldwar/docâŠâ1.pdf NdT : lien non fonctionnel le 14 juillet 2024 â les pages de ce rapport restent cependant disponibles sur le site en effectuant une recherche par mot-clĂ© avec le nom du document ci-dessus.[/note].
En lien avec la violence et la volatilitĂ© se manifestant Ă lâintĂ©rieur comme Ă lâextĂ©rieur des frontiĂšres nationales, lâhistoire de Georgia Black est, selon les journalistes dâEbony, un « drame bizarre et Ă©mouvant, dont le final aura pour humble scĂšne une tombe dans le cimetiĂšre de Burton, dans la ville de Sanford[note]« Man Who Lived 30 Years. », op. cit.[/note] ». La reconnaissance de lâhumanitĂ© dâune personne dĂ©pend parfois des rites et rituels funĂ©raires qui lui sont confĂ©rĂ©s Ă sa mort. Lâarticle expose cette pratique excluante et contestĂ©e et par lĂ , le concept de valeur et ses significations. De maniĂšre transitive, câest Ă©galement ce quâexprime Karla F. C. Holloway avec sa description des ombres comme « pĂ©nombreuses et exquises », en rĂ©fĂ©rence Ă ces choses qui sont « promises au-delĂ de leur contexte[note]Karla F. C. Holloway, Legal Fictions: Constituting Race, Composing Literature, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2014, p. 1.[/note] ». Le rĂ©cit de Black va Ă lâencontre du systĂšme de valeur dominant qui ne voit la vie des personnes noires quâĂ partir des profits susceptibles dâĂȘtre tirĂ©s de leur mort. DĂ©crivant Black dans ses rĂŽles de mĂšre, veuve, membre influente de son Ă©glise et domestique, lâarticle dâEbony commence en expliquant quâil fallut attendre sa mort pour que son histoire puisse ĂȘtre racontĂ©e dans son intĂ©gralitĂ©, rendant compte de « lâincroyable histoire de Georgia Black » depuis les perspectives de « mĂ©decins noir·es et blanc·hes qui avaient examinĂ© Black », « de voisaines des deux races » et « dâun rĂ©cital mortuaire qui semblait Ă©maner des lĂšvres de Black elle-mĂȘme[note]« Man Who Lived 30 Years », op. cit., p. 85.[/note] ». La temporalitĂ© de la publication de lâarticle fut la consĂ©quence de lâaction de diverses personnes â son pasteur, les personnes qui lâemployaient, sa famille et ses amiz â qui empĂȘchĂšrent une couverture mĂ©diatique Ă sensation au sujet de sa vie lorsquâelle Ă©tait en train de mourir.
Les images accompagnant lâarticle de Black explorent visuellement les imbrications de la vie et de la mort noires. Prenant plus de la moitiĂ© de la premiĂšre page, la photo principale nâannonce pas clairement si elle a Ă©tĂ© prise avant ou aprĂšs la mort de Black. La lĂ©gende Ă©claircit une partie de lâambiguĂŻtĂ© temporelle sans toutefois la lever complĂštement : « Atteinte dâune maladie mortelle, Georgia Black, sur son lit de mort, exhale une fragrance de rose provenant du bouquet que lui apporte un·e voisin·e. Lâhomme qui vĂ©cut comme une femme pendant plus de 30 ans fut accompagnĂ© dâun cortĂšge de plus de 30 voitures et enterrĂ© dans des vĂȘtements de femme. Le certificat de dĂ©cĂšs ne mentionnait pas le sexe. Georgia Black Ă©tait Ă la tĂȘte de la Womenâs Missionary Society[note]Ibid.[/note] [sociĂ©tĂ© missionnaire des femmes]. » La sĂ©rie de photographies accompagnant lâarticle sur Black avertit Ă©galement les lecteurices de la position quâelle occupait Ă Sanford en Floride, ainsi quâon peut le lire dans la lĂ©gende de lâillustration principale incluant des dĂ©tails sur son cortĂšge funĂ©raire, les vĂȘtements de son inhumation et le rĂŽle quâelle avait Ă lâĂ©glise. Lâabsence de stipulation [du sexe] sur le certificat de dĂ©cĂšs de Black semblerait fournir un argument supplĂ©mentaire sur lâĂ©tendue de son Ă©tonnante (du moins pour les journalistes dâEbony) relation au pouvoir. De par son contenu et les conventions du photojournalisme, la photo principale de lâarticle offre un exemple du genre de lâ« image Ă lâarticle de la mort ». Comme lâexplique Barbie Zelizer, les images prises Ă lâarticle de la mort enfreignent les conventions du photojournalisme, visant habituellement le rĂ©alisme documentaire, pour transmettre au contraire « la voix subjonctive du visuel[note]Barbie Zelizer, About to Die: How News Images Move the Public, New York, Oxford University Press, 2010, p. 66.[/note] ». En dâautres termes, les images photojournalistiques des mourant·es â quâelles documentent des catastrophes Ă©cologiques, des personnes en phase terminale de leur maladie ou les ravages de la guerre â produisent une relation de nature diffĂ©rente entre le sujet photographiĂ© et les personnes qui vont le regarder, puisque chaque portrait invite les spectateurices Ă Ă©tendre leurs capacitĂ©s dâimagination, crĂ©ant des relations spĂ©culatives entre la vie et la mort, entre les vivant·es et les mort·es[note]Voir ibid., pp. 62â66.[/note]. Il est important de noter, ainsi que lâa Ă©crit Susan Sontag, que le photojournalisme aux Ătats-Unis « trouva sa voie au dĂ©but des annĂ©es 1940 â en temps de guerre[note]Susan Sontag, Regarding the Pain of Others, New York, Picador, 2003, p. 34 ; Devant la douleur des autres, trad. Fabienne Durant-Bogaert, Paris, Christian Bourgois, 2022.[/note] ». Rationalisant lâactivitĂ© des forces militaires des Ătats-Unis et des AlliĂ©s durant la Seconde Guerre mondiale, le photojournalisme, dans sa reprĂ©sentation des morts en temps de guerre, a Ă©mergĂ© de lâarticulation des Ă©lĂ©ments contradictoires quâil implique : le subjonctif et lâobjectif. Cela Ă©tant dit, lâimage de Black rappelait probablement aussi au lectorat dâEbony la longue histoire mondiale des reprĂ©sentations de la mort des personnes noires. Comme le dit Rinaldo Walcott, ces reprĂ©sentations disent combien « les relations historiques qui produisirent les peuples noirs sont les mĂȘmes que celles qui produisent leurs morts » et combien « la mort des personnes noires ne cesse de dessiner le cadre de lâhabitabilitĂ© quotidienne des peuples noirs[note]Rinaldo Walcott, « Black Queer Studies, Freedom, and Other Human Possibilities », Understanding Blackness through Performance: Contemporary Arts and the Representation of Identity, Anne Cremieux, Jean-Paul Rocchi et Xavier Lemoine (dir.), New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 143.[/note] ».
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Photographie de Georgia Black en premiĂšre page de lâarticle, dont la composition souligne lâambiguĂŻtĂ© visuelle de lâĂ©tat de son sujet, vivante ou morte. Ainsi que lâindique lâarticle, lorsque le journal local afficha en premiĂšre page la « rĂ©vĂ©lation » du genre de Black, « le pasteur James Murray de la Trinity Methodist Church [Ăglise mĂ©thodiste de la TrinitĂ©] appela la rĂ©daction de lâHerald pour protester⊠La rĂ©daction prĂ©senta ses excuses et cessa toute publicitĂ© sur le sujet dans la presse locale. » Ce dĂ©tail concernant la couverture de cette histoire pourrait bien aussi expliquer pourquoi Ebony publia lâarticle sur Black aprĂšs son dĂ©cĂšs, ce qui la distingue Ă©galement de ses contemporain·es. Droits rĂ©servĂ©s.
Rinaldo Walcott analyse la maniĂšre dont la vie et la mort noires ont Ă©tĂ© forgĂ©es dans la violence du commerce transatlantique dâesclaves. La vie et la mort noires ont ainsi Ă©tĂ© instrumentalisĂ©es dans la formation et le maintien des logiques ordonnatrices du Nouveau Monde : « si la noirceur moderne est Ă©tablie dans la mort, elle ne lâest pas comme rĂ©conciliation avec ce que cela signifie dâĂȘtre humain·e ni mĂȘme comme un dĂ©sir de libertĂ© face Ă lâexpĂ©rience humaine, elle advient plutĂŽt de lâincapacitĂ© Ă fournir le repos Ă ses mort·es dans les affres de la non-libertĂ©[note]Ibid., p. 145.[/note] ». Les diffĂ©rentes formes de non-libertĂ© qui ont façonnĂ© la vie de Black, et la vie des personnes noires en gĂ©nĂ©ral, engendrent une autre interprĂ©tation des images de sa mort. Ces images sont lâoccasion dâune nouvelle mĂ©diation de la libertĂ© noire, forgĂ©e dans les rites funĂ©raires. Dans lâarticle, un autre clichĂ© de Black (photographiĂ©e avec sa belle-sĆur Lugenia) pourrait bien ainsi nous aider Ă nous confronter Ă ce que Christina Sharpe dĂ©finit comme lâurgente question « des apparences, des implications et des significations du soin que lâon prodigue, de lâattention que lâon porte, du rĂ©confort que lâon offre et de toutes les maniĂšres que lâon a de dĂ©fendre celleux qui sont dĂ©jĂ parti·es, celleux qui sont en train de mourir et celleux dont les vies sont constamment Ă lâimminence de la mort, dont la vie est vĂ©cue en prĂ©sence de la mort ; vivre cette imminence et cette immanence au cours de, et en tant que, âveillĂ©e funĂšbre[note]Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2016, p. 38. NdT : le wake dont parle Sharpe renvoie simultanĂ©ment au « sillage » que les navires esclavagistes et lâesclavage en gĂ©nĂ©ral laissent derriĂšre eux (leurs « survivances » contemporaines, comme le dit Saidiya Hartman) et aux « veillĂ©es » (aux deuils) qui restent Ă faire dans ce sillage.[/note]â ».
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Aux cĂŽtĂ©s dâautres photographies de personnes rĂ©sidant Ă Sanford en Floride, qui furent prises au moment de lâenquĂȘte journalistique, cette image de Black accompagnĂ©e de sa belle-sĆur Lugenia met en lumiĂšre de maniĂšre plus Ă©clatante encore une Ă©thique du soin et de lâattention qui se dĂ©veloppa Ă lâapproche de la mort de Black. <em>Ebony</em>, octobre 1951. Droits rĂ©servĂ©s.
MĂȘme si lâarticle a pour vocation de raconter lâhistoire de Black, il permet Ă©galement de se reprĂ©senter, au travers des images de Black Ă lâarticle de la mort et des relations quâelles suggĂšrent, des voies vers de nouvelles formes de vie noire dans un futur pas si lointain. Un futur dans lequel la virulence des lois sĂ©grĂ©gationnistes sâaffaiblirait et oĂč la vie des personnes noires pourrait ĂȘtre identifiĂ©e et estimĂ©e, mĂȘme si cela devait se produire en empruntant le chemin de leur mort. Comme le suggĂšre la premiĂšre phrase de lâarticle, lâĂ©vocation de lâidentitĂ© de genre de Black ne tourne pas autour de la question de son « sexe vĂ©ritable » mais autour du fait quâelle Ă©tait une figure valorisĂ©e et estimĂ©e par les habitant·es de Sanford, noir·es comme blanc·hes, au point quâiels sont toustes venu·es pleurer sa mort et ainsi ont fait de sa vie une « vie deuillable[note]Judith Butler introduit lâexpression « grievable life » [vie pleurable] dans son examen de lâimagerie et des reprĂ©sentations en temps de guerre et de la circulation de la violence, du racisme et de la coercition appartenant Ă cette pĂ©riode. Judith Butler, Frames of War: When Is Life Grievable?, New York, Verso, 2010 ; Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre et le deuil, trad. JoĂ«lle Marelli, Paris, Zones, 2010. NdT : lâutilisation de la forme verbale « deuiller » est empruntĂ©e Ă la poĂšte française LĂ©a RiviĂšre (Lâodeur des pierres mouillĂ©es, Lorient, Ăditions du Commun, 2023) que nous prĂ©fĂ©rons Ă la traduction classique de « grievable » en « pleurable ».[/note] ». Ce qui a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© plus choquant que lâhistoire de la transformation de genre de Black, câest ce que sa mort a accompli et qui paraissait inatteignable pour beaucoup de peuples noirs et racisĂ©s. Pour reprendre les termes de Sharon Holland dans son travail sur le rĂŽle constitutif de la mort dans la construction de la subjectivitĂ© noire, Black a atteint « aux yeux des autres, le statut des âvivant·es[note]Sharon Holland, Raising the Dead: Readings of Death and (Black) Subjectivity, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2000, p. 15. Le travail de Holland discute Ă©galement de la maniĂšre dont la mort des personnes noires, dans sa matĂ©rialitĂ©, perturbe le paradigme centre-versus-marges. Holland explore cette question dans son analyse de la vie et la mort noires en anthropologie et en littĂ©rature ; jâĂ©tends cette conversation en prenant appui sur le visuel et le populaire, leviers pour penser les circulations quotidiennes de la mort des personnes noires, en particulier lorsquâelles ont lieu dans les espaces internes de la presse noire.[/note]â ».
Tout ceci nâest pas dit pour suggĂ©rer que les images dĂ©passent la textualitĂ© de lâarticle « The Man Who Lived 30 Years as a Woman », ni mĂȘme quâelles permettent de modifier significativement la comprĂ©hension des dimensions narratives de lâarticle qui reprĂ©sentent Black comme une personne malhonnĂȘte et trompeuse â conduisant une partie des lecteurices Ă Ă©tablir une relation, dans un registre et Ă une Ă©chelle certes diffĂ©rentes, entre son histoire et la couverture mĂ©diatique de lâĂ©poque des espions soviĂ©tiques et des personnes accusĂ©es dâĂȘtre sympathisantes communistes infiltrĂ©es dans le gouvernement fĂ©dĂ©ral[note]En avril 1951, par exemple, le verdict condamnant Ă mort Julius et Ethel Rosenberg, un couple accusĂ© dâespionnage avec lâintention de partager des informations avec lâUnion SoviĂ©tique sur le dĂ©veloppement dâarmes nuclĂ©aires aux Ătats-Unis, devint une affaire suivie dans la presse Ă lâĂ©chelle nationale. Voir par ex. Douglas O. Linder, « Judge Kaufmanâs Statement upon Sentencing the Rosenbergs », « Famous Trials », University of MissouriâKansas City Law School, consultĂ© le 22 juin 2017 sur http://www.famous-trials.com/rosenberg/1994-kaufmanstmt NdT : lien toujours actif le 6 aoĂ»t 2024.[/note]. Ces analyses nâont pas non plus pour intention dâignorer le fait que certaines lecteurices ont pu rĂ©duire lâhistoire de Black Ă une simple histoire de passing, ne voyant dans son adoption de lâidentitĂ© fĂ©minine quâune stratĂ©gie pour accĂ©der Ă de meilleures chances et conditions de vie â telles que la sĂ©curitĂ© financiĂšre et une plus grande mobilitĂ© â qui lui auraient peut-ĂȘtre Ă©tĂ© refusĂ©es si elle avait Ă©tĂ© un homme gay. Cette lecture de lâhistoire de Black Ă©tait sans aucun doute prĂ©sente et exprimĂ©e dans la rubrique « Letters to the Editor » [Lettres adressĂ©es Ă la rĂ©daction] dâEbony mĂȘme aprĂšs sa rĂ©impression en 1975[note]Dans lâĂ©dition dâEbony de fĂ©vrier 1976 (p. 18), la rĂ©daction publia la lettre qui suit, Ă©crite par Gary McIntire du Peopleâs Gay Caucus : « Dans votre numĂ©ro anniversaire des 30 ans [du magazine] se trouve un article au sujet dâun homme qui sâest fait passer pour une femme pendant 30 ans. Ăgalement, dans le mĂȘme numĂ©ro vous avez publiĂ© un article au sujet dâune personne noire qui sâest faite passĂ©e pour blanche. Pour aller droit au but, il nâest pas plus âanormalâ pour un (homme) gay de se faire passer pour une (femme) hĂ©tĂ©rosexuelle que ça ne lâest pour une personne noire de se faire passer pour blanche. Dans les deux cas, les personnes tentent simplement dâaccĂ©der Ă des privilĂšges qui leur seraient refusĂ©s autrement. Je pense quâil Ă©tait sexiste de votre part de catĂ©goriser comme anormal le dĂ©sir trĂšs basique dâaccĂšs au privilĂšge humain de ce frĂšre gay. Ă lâavenir, jâespĂšre que vous ferez plus attention avant dâĂ©tiqueter comme âanormaleâ une chose que vous ne comprenez pas. »[/note]. On peut cependant souligner que porter notre attention sur les Ă©lĂ©ments visuels de lâarticle offre la possibilitĂ© dâen comprendre la conclusion qui, Ă la suite de la dĂ©claration dâinnocence de Black (« Je nâai jamais rien fait de mal dans ma vie »), ajoute que « les habitant·es de Sanford, oĂč vĂ©cut et mourut Black, oĂč elle aima et fut aimĂ©e, sont toustes dâaccord[note]« Man Who Lived 30 Years », op. cit., p. 88.[/note] ». Comme une rĂ©flexion sur la valeur et ses significations, les derniĂšres lignes du texte Ă©tayent une hermĂ©neutique alternative, bien quâelle ne soit pas complĂštement incompatible, pour lire et interprĂ©ter lâarticle, dans laquelle la valeur nâest pas simplement vĂ©hiculĂ©e par lâagencement hĂ©gĂ©monique du centre et de ses marges mais aussi Ă travers une poĂ©tique de la relation ayant le potentiel de perturber ce mĂȘme paradigme[note]Lâexpression « poĂ©tique de la relation » extraite de lâessai de Rinaldo Walcott « Black Queer Studies, Freedom, and Other Human Possibilities » est inspirĂ©e et redevable Ă Ădouard Glissant pour sa PoĂ©tique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, traduit vers lâanglais par Betsy Wing, Poetics of Relation, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997.[/note].
« Le mimétisme est à la fois ressemblance et menace » : Sur les temporalités décoloniales de Carlett Brown et Ava Betty Brown
Au moment oĂč les rĂ©cits de Carlett Brown et Ava Betty Brown firent leur apparition dans la presse noire, lâhistoire de Christine Jorgensen et de sa transformation de genre avait dĂ©jĂ une place dans lâimaginaire public. Carlett Brown et Ava Betty Brown se virent ainsi subordonnĂ©es Ă Jorgensen, souvent dĂ©crites comme les tard-venues dâun dĂ©bat dĂ©jĂ engagĂ©. Le travail de Homi Bhabha, sur le mimĂ©tisme colonial et le dĂ©sir « dâun Autre rĂ©formĂ©, reconnaissable, comme sujet dâune diffĂ©rence qui est presque le mĂȘme, mais pas tout Ă fait[note]Homi K. Bhabha, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994, pp. 122â23 ; Les lieux de la culture, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2019, p. 168 (soulignĂ© dans lâoriginal).[/note] », offre des Ă©lĂ©ments pour expliquer la caractĂ©risation de C. Brown et A. B. Brown en tant que figures mimĂ©tiques. Pour Bhabha le mimĂ©tisme est empreint dâambivalence et de contradiction : « Pour ĂȘtre efficace, le mimĂ©tisme doit sans cesse produire son glissement, son excĂšs, sa diffĂ©rence[note]Ibid., p. 169.[/note]. » Le mimĂ©tisme, en inflĂ©chissant et en rĂ©flĂ©chissant le pouvoir colonial et impĂ©rial, se rĂ©vĂšle ĂȘtre une Ă©laboration paradoxale : dâun cĂŽtĂ©, le mimĂ©tisme est forcĂ© de confirmer le discours colonial et impĂ©rial officiel comme superlatif ; de lâautre, le mimĂ©tisme est constitutivement un reniement de ce quâil imite et dĂ©montre les maniĂšres violentes par lesquelles le discours colonial et impĂ©rial est investi comme et aux cĂŽtĂ©s de lâautoritĂ© coloniale-impĂ©riale. Si le mimĂ©tisme est prĂ©sent dans les histoires de Carlett Brown et Ava Betty Brown, la construction mĂ©diatique qui a fait dâelles des imitatrices de Jorgensen illustre, au sein dâune tĂ©lĂ©ologie de la transsexualitĂ© mĂ©dicalisĂ©e, lâimpossibilitĂ© dâune « Jorgensen noire » puisquâelles rendent simultanĂ©ment visible la maniĂšre dont lâanti-noirceur a Ă©tĂ© un paradigme-clĂ© pour donner du sens Ă la figuration de Jorgensen.
Souvent mentionnĂ©e dans les rĂ©cits historiographiques trans comme la premiĂšre personne noire amĂ©ricaine Ă envisager un changement de sexe, Carlett Brown fait sa premiĂšre apparition dans le magazine Jet le 18 juin 1953. Apparaissant dans la rubrique « Mr. and Mrs. » [M. et Mme] du magazine, qui avait pour habitude de relater les faits divers violents de relations ayant mal tournĂ©, le premier article du reportage rĂ©alisĂ© par le magazine Jet est annoncĂ© sous le titre « Male Shake Dancer Plans to Change Sex, Wed GI in Europe » [Un danseur de shake prĂ©voit de changer de sexe et dâĂ©pouser un GI en Europe]. « Danseur de shake et travesti de 26 ans » selon la description du magazine, Brown « a dĂ©clarĂ© Ă Jet avoir programmĂ© une opĂ©ration avec des mĂ©decins de Bonn en Allemagne pour faire de lui une femme » avant dâĂ©pouser un sergent de lâarmĂ©e Ă©tats-unienne, Eugene Martin. « âNous nous marierons dĂšs que je serai une femme aux yeux de la loiâ, dit Brown[note]« Male Shake Dancer Plans to Change Sex, Wed GI in Europe », Jet, 18 juin 1953, p. 24.[/note]. » Sans aucun doute consciente de la maniĂšre dont lâhistoire de Jorgensen sâĂ©tait dĂ©ployĂ©e dans la presse dâalors, Brown situa sa dĂ©cision de procĂ©der Ă une opĂ©ration de rĂ©assignation sexuelle en rĂ©ponse Ă la condition dâintersexuation qui lui avait Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e. Ainsi le Jet rapporte quâun·e mĂ©decin « a diagnostiquĂ© sa condition en sâappuyant sur lâexistence [âŠ] de glandes fĂ©minines ». DĂ©cidant de ne pas suivre la suggestion mĂ©dicale consistant Ă retirer ces glandes, Brown prĂ©fĂšre le « retrait chirurgical de ses organes sexuels masculins ». Brown Ă©crit Ă plusieurs chirurgien·nes en Allemagne, au Danemark et en Yougoslavie pour solliciter leur aide. On lui rĂ©pond alors que pour se faire opĂ©rer elle devrait renoncer Ă la citoyennetĂ© Ă©tats-unienne. La rĂ©ponse de Brown selon le magazine : « Je deviendrai citoyenne de nâimporte quel pays oĂč il me sera possible de recevoir le traitement et lâopĂ©ration dont jâai besoin. »[note]Ibid., p. 25.[/note]
Dans un article ultĂ©rieur, le Jet rapporte que Brown a renoncĂ© Ă la citoyennetĂ© Ă©tats-unienne au consulat danois de Boston afin de pouvoir ĂȘtre traitĂ©e par le Dr Christian Hamburger, le mĂ©decin ayant supervisĂ© la procĂ©dure de Jorgensen, grand spĂ©cialiste endocrinien de lâhĂŽpital Riges de Copenhague au Danemark. Brown y annonce son projet de monter Ă bord du sous-marin Holland le 2 aoĂ»t 1953 avec un passeport Ă son nouveau nom, Carlett Angianlee Brown, confiant aux journalistes : « Je regrette dâavoir Ă quitter les Ătats-Unis mais aprĂšs lâaffaire Christine Jorgensen, les Ătats-Unis refusent dâautoriser le changement de sexe aux citoyen·nes amĂ©ricain·es[note]« Male Dancer Becomes Danish Citizen to Change His Sex », Jet, 25 juin 1953, p. 26.[/note]. » Dans les semaines qui suivent, le Jetpublie deux autres articles consacrĂ©s Ă Brown, le premier rapportant quâ« Ă Boston, elle vivait pour ainsi dire dans la misĂšre », jetĂ©e en prison pour avoir portĂ© « une tenue fĂ©minine » en public et dans lâimpossibilitĂ© de trouver les cinq dollars nĂ©cessaires Ă sa libĂ©ration sous caution. Le deuxiĂšme article, publiĂ© le 6 aoĂ»t, soit quatre jours aprĂšs son dĂ©part programmĂ© pour une opĂ©ration de rĂ©assignation sexuelle, explique quâelle a reportĂ© Ă plus tard son projet dâaller au Danemark, choisissant Ă la place une chirurgie de fĂ©minisation du visage aux Ătats-Unis. Selon lâarticle du Jet, « bien quâil ait prĂ©vu de changer de sexe, Brown entend garder ses liens avec la communautĂ© travestie. Il dĂ©clare : âJâai le sentiment que lâon nâaccorde pas aux travesti·es leur droit Ă lâexistence, Ă la libertĂ© et Ă la poursuite du bonheur quand on les arrĂȘte pour avoir portĂ© des vĂȘtements de femme â surtout lorsquâiels ne demandent rien Ă personne[note]« Shake Dancer Postpones Sex Change for Face Lifting », Jet, 6 aoĂ»t 1953, p. 19.[/note].â » Lâargumentation de Brown en faveur des droits des travesti·es empruntant le langage de la DĂ©claration dâIndĂ©pendance des Ătats-Unis fait rĂ©sonner une distance expĂ©rientielle entre Brown et Jorgensen, son supposĂ© double superlatif. Tel que formulĂ© dans lâarticle du Jet, le commentaire de Brown rĂ©vĂšle ici Ă©galement le rĂŽle du harcĂšlement policier comme condition structurante qui continuerait de lier une Brown future aprĂšs opĂ©ration Ă celleux dĂ©crites comme des « travesti·es » et ce faisant son commentaire jette un doute sur la capacitĂ© de la chirurgie de rĂ©assignation sexuelle Ă transformer ses rencontres futures avec la police. Brown et les travesti·es quâelle Ă©voque sont reprĂ©sentĂ©es comme en-dehors â au-delĂ â du paradigme de la « fĂ©minitĂ© amĂ©ricaine » Ă travers lequel Jorgensen a Ă©mergĂ©. En tant que marginales culturelles, les travesti·es, pour reprendre les termes de Roderick Ferguson, sont contraint·es à « reprĂ©senter les effets socialement dĂ©sorganisants du capital jouant un rĂŽle puissant dans les interprĂ©tations de lâĂ©conomie politique passĂ©es et contemporaines[note]Roderick Ferguson, Aberrations in Black: Toward a Queer of Color Critique, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004, p. 1.[/note] ». En un sens, la dĂ©claration de Brown devient un portail pour comprendre la duplicitĂ© de lâautoritĂ© dĂ©finitionnelle de la transsexualitĂ©.
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Dans les premiers articles de Jet consacrĂ©s Ă Carlett Brown, cette photographie a Ă©tĂ© rognĂ©e pour nâen garder que le visage. Lâimage complĂšte est parue dans un reportage plus dĂ©taillĂ© du magazine le 15 avril 1954 sous le gros titre « Are Homosexuals Becoming Respectable? » [Les homosexuel·les sont-iels en train de devenir respectables ?]. Droits rĂ©servĂ©s.
Bhabha dĂ©crit lâeffet du mimĂ©tisme sur « lâautoritĂ© du discours colonial » comme « profond et perturbant ». Il Ă©crit : « Car en ânormalisantâ lâĂtat ou le sujet colonial, le rĂȘve de la civilisation post-LumiĂšres aliĂšne son propre langage de libertĂ© et produit une autre connaissance de ses normes[note]Bhabha, Location of Culture, op. cit., p. 123.[/note]. » Brown parle dâun droit « Ă lâexistence, Ă la libertĂ© et Ă la poursuite du bonheur » pour Ă©noncer les formes de non-libertĂ© vĂ©cues par les « travesti·es », en rupture avec la maniĂšre dont la vie de Jorgensen a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e pour en faire un rĂ©cit du triomphe personnel et de libertĂ© individuelle aux Ătats-Unis. Ainsi, du point de vue de lâhistoriographie trans, la diffĂ©rence mimĂ©tique propre Ă Brown illustre la maniĂšre dont le spectacle de la « libertĂ© » transsexuelle de Jorgensen Ă©tait liĂ© en creux Ă la soliditĂ© des reprĂ©sentations de la non-libertĂ© racialisĂ©e. Ces reprĂ©sentations ne concernent pas seulement Brown et les vulnĂ©rabilitĂ©s affectant les « travesti·es ». Elles agissent aussi dans lâimaginaire idĂ©ologique de lâexpansion interventionniste des Ătats-Unis au cours de la Guerre Froide ainsi que dans la densitĂ© des images des luttes dĂ©coloniales tout autour du monde. En tant que rĂ©vĂ©lateur des maniĂšres au travers desquelles lâautoritĂ© coloniale-impĂ©riale Ă©tats-unienne est consolidĂ©e par la blanchitĂ© et en tant que dĂ©saveu essentiel de la logique de base de la suprĂ©matie blanche dans le pays, lâexpression de Brown donne une forme discursive Ă la relation perturbatrice quâentretient le mimĂ©tisme avec le langage et les logiques de cette autoritĂ©, montrant du doigt leur ombre et lâobstruction quâelle engendre sur lâengagement pour la dĂ©mocratie et la libertĂ© exprimĂ© par les Ătats-Unis.
Dans son dernier article au sujet de cette affaire, publiĂ© le 15 octobre 1953, le Jet annonce le report Ă une date indĂ©terminĂ©e du projet de Carlett Brown dâaller en Europe, Brown ayant Ă©tĂ© sommĂ©e de rester sur le territoire Ă©tats-unien par le gouvernement fĂ©dĂ©ral tant quâelle nâaurait pas payĂ© les 1 200 dollars dâimpĂŽts sur le revenu quâelle devait. Le magazine rapporte quâelle a « pris un petit boulot dans la maison Phi Kappa de lâuniversitĂ© dâĂtat de lâIowa en tant que cuisiniĂšre Ă 60 dollars la semaine » pour commencer le remboursement[note]« Tax Snag Halts Male Dancerâs Trip for Sex Change », Jet, 15 octobre 1953, p. 19.[/note]. Ne refaisant plus jamais surface dans le discours public, et rendue apatride, comme tant dâautres personnes identifiĂ©es comme rĂ©fugiĂ©es dans lâaprĂšs Seconde Guerre mondiale et au cours de la Guerre Froide, la figuration de Brown est un rĂ©cit incomplet â dĂ©fini, comme lâa montrĂ© Bhabha, par le besoin colonial dâĂ©crire lâhistoire de ses sujets de maniĂšre « partielle », « comme si lâĂ©mergence mĂȘme du âcolonialâ dĂ©pendait pour sa reprĂ©sentation dâune limitation ou dâune interdiction stratĂ©gique au sein du discours autoritaire lui-mĂȘme[note]Bhabha, Location of Culture, op. cit., p. 123.[/note] ». Mais [Ă la diffĂ©rence des stratĂ©gies mimĂ©tiques nommĂ©es par Bhabha], « lâaliĂ©nation [de Brown] nâappartient pas quâĂ elle[note]Ferguson, Aberrations in Black, op. cit., pp. 1â2.[/note] ». Ainsi que Ferguson lâexplique dans sa lecture de Tongues Untied [Langues dĂ©liĂ©es] de Marlon Riggs, « il sâagit en rĂ©alitĂ© de processus dâaliĂ©nation communs Ă la culture africaine-amĂ©ricaine [âŠ] dans sa distance avec les idĂ©aux soutenus par lâĂ©pistĂ©mologie, les nationalismes et le capital, cette culture active des formes de critique[note]Ibid., p. 2.[/note] ». Lâhistoire de Brown constitue pour son lectorat une exploration de la magie de la race et du genre qui rĂ©side « au cĆur de lâobscuritĂ© manichĂ©enne », câest-Ă -dire quâelle raconte une expĂ©rience dâintrication dans les contradictions du pouvoir qui dicte « la maniĂšre dont bouge le monde » fixant dĂšs lors, par son mouvement, certains objets sur sa trajectoire.
La remarque en apartĂ© de Carlett Brown â « surtout lorsquâiels ne demandent rien Ă personne » â Ă©voque les conditions dâĂ©mergence de la reprĂ©sentation dâAva Betty Brown en avril 1957. DĂ©crite par le Chicago Daily Defendercomme « la version Chicago de lâhistoire de Christine Jorgensen », Ava Betty Brown fit son apparition dans la presse locale noire sous le gros titre « âDouble-Sexedâ Defendant Makes No Hit with Jury » [InculpĂŠ âambi-sexeâ ne parvient pas Ă toucher le jury], aux cĂŽtĂ©s dâun ensemble de rĂ©sumĂ©s dâactualitĂ©s, incluant lâannonce du dĂ©marrage de lâopĂ©ration Plumbbob, le nom donnĂ© Ă une sĂ©rie de vingt-neuf essais nuclĂ©aires menĂ©s par lâarmĂ©e Ă©tats-unienne plus tard cette mĂȘme annĂ©e. Selon lâarticle, « Brown fut arrĂȘtĂ©e le 14 mars [âŠ] [alors quâelle] se tenait Ă lâangle entre Oakley et Madison, en train dâattendre » son petit-ami. Brown ne demandait rien Ă personne, et pourtant elle fut arrĂȘtĂ©e pour port de vĂȘtements de femme dans lâun des quartiers ouest de Chicago ce jour-lĂ . EmbarquĂ©e dans un commissariat de police puis « dĂ©shabillĂ©e pour ĂȘtre identifiĂ©e comme ayant le physique dâun homme[note]« âDouble-Sexedâ Defendant Makes No Hit with Jury », Chicago Daily Defender, 4 avril 1957.[/note] », elle fut finalement inculpĂ©e pour travestissement. Moins dâun mois plus tard, Ava Betty Brown dĂ©clara devant la cour quâelle avait « deux sexes » et quâelle avait pour projet dâaller au Danemark afin de corriger son Ă©tat. Ă ce moment-lĂ , le Danemark avait rendu illĂ©gal un tel projet ; en janvier 1954, un parlementaire danois, le docteur Viggo Starcke, avait dĂ©clarĂ© aux journaux Ă©tats-uniens : « ne laissez plus les aspirantes Christine venir Ă Copenhague[note]« Other Side of the News », Pittsburgh Courier, 29 mai 1954, p. 29.[/note] ». Lâavocat de Brown, George C. Adams, dĂ©crivit le caractĂšre anticonstitutionnel de lâarrestation de Brown, mentionnant quâelle empiĂ©tait sur ses droits en tant que citoyenne dans sa vie privĂ©e et opposant le fait que la police « sâen prenait » Ă elle.
En plus des logiques lĂ©gales et mĂ©dicales selon lesquelles on lui demandait de rendre des comptes, Brown confia Ă la cour un dĂ©tail crucial : le fait que toustes ses amiz et connaissances professionnelles la connaissaient sous le nom dâAva Betty Brown, ajoutant : « Tout ce que je possĂšde est au nom de Betty Brown. [âŠ] Si je suis un homme, je ne suis pas au courant[note]« âDouble-Sexedâ Defendant. », op. cit.[/note]. » Ici, dans la manĆuvre rhĂ©torique, qui reprend Ă©galement les rĂ©cits de Hicks Anderson et de Black ayant circulĂ© auparavant, Brown offre un ensemble de relations alternatives â celles de la socialitĂ© noire â comme lieu dâexpression de son genre et, de mĂȘme que Carlett Brown, elle Ă©nonce une diffĂ©rence entre son imitation et celle de Jorgensen, exposant simultanĂ©ment lâensemble des logiques que la figuration de Jorgensen Ă©tait supposĂ©e confirmer. En fournissant une description de la vie hors des murs du tribunal et de lâhĂŽpital, la dĂ©claration de Brown vint perturber la reprĂ©sentation, habituelle Ă lâĂ©poque, de la transsexualitĂ© perçue comme un dĂ©veloppement narratif portant au premier plan le changement de genre, exclusivement atteignable au moyen de certaines interventions chirurgicales et dâune reconnaissance lĂ©gale ; au contraire, elle fournit une rĂ©ponse Ă la question que soulĂšvera plus tard Judith Butler : « pouvons-nous faire rĂ©fĂ©rence Ă un sexe ââdonnĂ©ââ ou Ă un genre ââdonnĂ©ââ sans dâabord nous demander comment, par quels moyens le sexe et/ou le genre est donnĂ©[note]Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990, p. 9 ; Trouble dans le genre : Le fĂ©minisme et la subversion de lâidentitĂ©, trad. Cynthia Kraus, Paris, La DĂ©couverte, 2006, p. 68.[/note] ? » Par consĂ©quent, si Ava Betty Brown est le double « partiel » de Jorgensen, selon une logique coloniale, alors la formulation de Brown indique aussi comment les systĂšmes de savoir non reconnus par lâautoritĂ© coloniale ont donnĂ© lieu Ă sa maniĂšre dâĂȘtre dâimitatrice. Autrement dit, la dĂ©claration de Brown â « Si je suis un homme, je ne suis pas au courant » â suggĂšre une nouvelle comprĂ©hension, peut-ĂȘtre dĂ©coloniale, du corps quâelle habite.
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Accompagnant lâarticle du <em>Chicago Daily Defender</em> de 1957 « â<em>Double-Sexedâ Defendant</em> », une photographie dâAva Betty Brown, prise au tribunal. RĂ©imprimĂ©e avec lâautorisation du <em>Chicago Defender</em>.
Comme le suggĂšre le gros titre, le jury dĂ©clara Brown coupable de travestissement et la condamna Ă une amende de cent dollars. Le Daily Defender divulgua Ă©galement lâadresse personnelle de Brown, une atteinte supplĂ©mentaire Ă sa vie privĂ©e quâelle soulignera dans la prochaine, et derniĂšre, publication du Defender Ă son sujet, quelques douze ans plus tard. Le lundi 13 octobre 1969, suivant de trĂšs prĂšs les Ă©meutes de Stonewall, une ancienne photo publicitaire de « A. B. Brown » apparut en premiĂšre page du Chicago Daily Defender avec pour titre « Brutality âTwist[note]« Brutality âTwistâ », Chicago Daily Defender, 13 octobre 1969.[/note]â » [âCoup de théùtreâ brutal]. Domestique de quarante-quatre ans, Ava Betty Brown refit surface dans lâactualitĂ© lorsquâelle porta plainte auprĂšs de lâinspection gĂ©nĂ©rale de la police aprĂšs avoir Ă©tĂ© agressĂ©e par deux agents de la circonscription de Wabash (Chicago) trois jours plus tĂŽt. Selon lâarticle qui accompagne la photo, « Brown se souvient quââune voiture de police contenant deux officiers noirs est passĂ©e prĂšs dâelle puis a reculĂ©â. DâaprĂšs Brown, lâun des officiers, plus tard identifiĂ© comme le policier-patrouilleur Hicks, lâaurait interpelĂ©e en lui indiquant de âvenir par iciâ. Lorsque Brown demanda âpour quoi ?â lâofficier aurait rĂ©torquĂ© âNe me fais pas descendre de voiture. Sinon tu le regretteras.â » Câest la description que donna Brown de la deuxiĂšme arrestation dont elle fut lâobjet ce jour-lĂ et elle confia Ă Toni Anthony, la personne qui allait rĂ©diger lâarticle pour le Daily Defender, que les protestations quâelle opposa au traitement reçu lors de sa premiĂšre arrestation avaient certainement suscitĂ© cette agression. Comme une dĂ©monstration emblĂ©matique du dĂ©cret journalistique affirmant quâil y a toujours au moins « deux versions Ă chaque histoire », Anthony insĂšre dans lâarticle la version de la police : « Un porte-parole de la circonscription de Wabash affirme que les dĂ©mĂȘlĂ©s de Brown avec la police ont Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©s la seconde fois parce quâil sâest violemment dĂ©battu lorsque Hicks et Hunter ont essayĂ© de lâarrĂȘter. » « âMais puisque jâai horreur de la violence, sous toutes ses formes, rĂ©pond Brown, [Ă chaque fois que je suis arrĂȘtĂ©e], je suis docilement les officiers. La plupart du temps, ils sont vicieux et tentent de mâĂ©nerver jusquâĂ ce que je dise quelque chose [dâobscĂšne].â » Elle raconte encore Ă Anthony quâelle a Ă©tĂ© « arrĂȘtĂ©e et inculpĂ©e plusieurs fois pour des propos obscĂšnes » y compris aprĂšs avoir pu changer son nom lĂ©galement et maintenu le projet de se faire opĂ©rer[note]Toni Anthony, « âBettyâ Brown Charges Police Attacked âHimâ », Chicago Daily Defender, 13 octobre 1969.[/note]. Plus de quinze ans aprĂšs lâappel de Carlett Brown au droit Ă lâexistence, Ă la libertĂ© et Ă la poursuite du bonheur pour les « travesti·es » dans le magazine Jet, Ava Betty Brown partage ses propres dĂ©boires continus avec la police. Comme pour Carlett, la chirurgie â et tous les privilĂšges quâelle promettait et dont la rĂ©alisation sâavĂ©rait toutefois peu probable â se voyait Ă©rigĂ©e en proposition indĂ©finiment diffĂ©rĂ©e.
En tant que narrations imitatrices exposant certaines histoires plus officielles des Ătats-Unis, y comprises la formation et la consolidation dâun ensemble discursif dĂ©nommĂ© « transsexualitĂ© », Carlett Brown et Ava Betty Brown â bien que constituĂ©es en figures « partielles » (comme le dirait Bhabha) â rĂ©vĂšlent les mĂ©canismes par lesquels la nation, et ses histoires, instituĂšrent (et dĂ©savouĂšrent) la fragilitĂ© de leurs propres rĂ©cits (avec Jorgensen, par exemple) de maniĂšre Ă reprĂ©senter avec autoritĂ© une version du ProgrĂšs. Dâune certaine maniĂšre, et pour reprendre les termes de Lindon Barrett, les rĂ©cits mĂ©diatiques des deux Brown illustrent combien « pour aussi affirmatives quâelles soient, la valeur et lâautoritĂ© sont oppressives en tout point, depuis des perspectives absentes ou inconnues ». De ce point de vue, « le nĂ©gatif, lâĂ©tendu, lâexcessif forment invariablement les conditions de possibilitĂ©s de la valeur[note]Barrett, Blackness and Value, op. cit., p. 21.[/note] ». Cependant, leurs deux histoires fournissent Ă©galement un aperçu de la temporalitĂ© dĂ©coloniale de la transsexualitĂ©, une temporalitĂ© dans laquelle la presse, les tribunaux, les cliniques et la police ne furent en mesure ni de revendiquer les formes dâexpressivitĂ©s de leur genre ni de leur donner du sens, pas plus quâaux contextes variĂ©s dans lesquels leurs vies trans noires Ă©taient discutĂ©es, affirmĂ©es et soutenues. Construite dans la presse de lâĂ©poque comme une reprĂ©sentation de lâimpossibilitĂ© dâune « Jorgensen noire », chacune des deux Brown, dans le « loisir de son existence », formula une « critique des interprĂ©tations clichĂ©es de sa vie[note]Ferguson, Aberrations in Black, op. cit., p. 1.[/note] ». Et pour paraphraser Roderick Ferguson, on peut dire que si « sans lâombre dâun doute, [chacune] a eu conscience de ne pas avoir la vie facile », ni lâune ni lâautre nâa « rĂ©duit les Ă©lĂ©ments de son identitĂ© aux seules conditions de son dur labeur[note]Ibid.[/note]. »
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Images accompagnant lâarticle additionnel du <em>Chicago Daily Defender</em> dâoctobre 1969. RĂ©imprimĂ©es avec lâautorisation du <em>Chicago Defender</em>. Droits rĂ©servĂ©s
« Une rĂ©tivitĂ© qui dure » : Le théùtre dâombres de McHarris/Grant
Au milieu des rĂ©cits mĂ©diatiques sur Carlett Brown et Ava Betty Brown, James McHarris / Annie Lee Grant Ă©claboussa les pages dâEbony et de Jet durant lâĂ©tĂ© et lâautomne 1954. Selon Serlin, au moment oĂč des articles sur McHarris/Grant commencĂšrent Ă apparaĂźtre, « le phĂ©nomĂšne Christine Jorgensen [âŠ] avait dĂ©jĂ atteint son apogĂ©e â et dans une certaine mesure commencĂ© Ă sâĂ©mousser[note]Serlin, Replaceable You, op. cit., pp. 139â40.[/note] ». Le 29 juillet 1954, nichĂ© au bas de lâune des pages de la section rapportant les actualitĂ©s nationales, le Jet commença la couverture de lâaffaire McHarris/Grant avec un article dâun paragraphe, sous le titre « Mississippi Woman Poses as Man for 8 Years » [Une femme du Mississippi se fait passer pour un homme pendant 8 ans]. Selon lâarticle, « lorsque la police de Kosciusko (Mississippi) arrĂȘta le costaud James McHarris pour phares non rĂ©glementaires, elle fit une dĂ©couverte Ă©tonnante : James McHarris Ă©tait en fait Annie Lee Grant, une femme dâune trentaine dâannĂ©es et dâenviron 80 kg qui sâest fait passer pour un homme pendant 8 ans, travaillant comme mĂ©canicien dans un garage oĂč elle accomplissait les tĂąches les plus rudes et les plus masculines. Mademoiselle Grant expliqua quâelle sâĂ©tait fait âpasser pour un homme pour gagner plus dâargent[note]« Mississippi Woman Poses as Man for 8 Years », Jet, 29 juillet 1954, p. 7.[/note]â. » Soulevant implicitement les prĂ©occupations fĂ©ministes concernant les inĂ©galitĂ©s structurelles de salaires selon le genre, lâexplication de lâexistence de McHarris/Grant, qui sonne davantage comme un argument de dĂ©fense, confirme la logique convenue du passing comme performance dâune fausse identitĂ©. Le contexte de lâ« Ă©tonnante dĂ©couverte » est ici une scĂšne dâinfraction au code de la route, un cas typique de profilage racial dans les contrĂŽles policiers, situation dont lâarticle renforce lâironie en incluant des dĂ©tails sur le travail de McHarris/Grant « comme mĂ©canicien dans un garage oĂč elle accomplissait les tĂąches les plus rudes et les plus masculines ». Cette premiĂšre tentative du Jet diffĂšre du compte-rendu plus dĂ©taillĂ© quâen fit Ebony pour ce qui est de la temporalitĂ©, des champs couverts et des logiques de permutations de genre de McHarris/Grant. En effet, au mois de novembre de la mĂȘme annĂ©e, Ebony publia un reportage de cinq pages, complĂ©tĂ©es dâimages de McHarris/Grant, sous le gros titre « The Woman Who Lived as a Man for 15 Years » [La femme qui vĂ©cut en tant quâhomme pendant 15 ans]. Le contraste entre lâusage du verbe « se faire passer pour » prĂ©supposant une essence Ă la masculinitĂ© dans le titre du Jet, et celui du verbe « vivre », dĂ©signant le genre comme un contexte que lâon habite, dans le titre dâEbony, illustre des diffĂ©rences importantes dans la couverture mĂ©diatique au sein des presses de la Johnson Publishing Company. LâĂ©cart entre le nombre dâannĂ©es [en tant quâhomme] Ă©voquĂ© dâun article Ă lâautre peut ĂȘtre le rĂ©sultat dâune recherche plus approfondie de la part des reporters dâEbony. Il est toutefois Ă©galement possible que McHarris/Grant ait fourni des informations diffĂ©rentes aux reporters â une hypothĂšse qui concourt avec dâautres techniques utilisĂ©es par McHarris/Grant pour Ă©viter dâĂȘtre repĂ©rĂŠ[note]NdT : Le choix d'accords neutres pour dĂ©signer McHarris/Grant traduit le fait que C. Riley Snorton n'emploie jamais de formes genrĂ©es Ă son Ă©gard (ni pronoms personnels, ni dĂ©terminants possessifs). C'est Ă©galement une maniĂšre de restituer la rĂ©tivitĂ© de genre que Snorton s'efforce de penser avec McHarris/Grant.[/note].
Le reportage dâEbony sâouvre sur une explication de la scĂšne prĂ©sentĂ©e sur la photographie de McHarris/Grant : « Dans le petit bureau spartiate du maire de Kosciusko (Mississippi), un policier entra avec un robuste prisonnier. » DâaprĂšs lâarticle, le policier dit au maire et au juge du tribunal municipal T.V. Rone, « Lorsque jâai tentĂ© de le fouiller, il a protestĂ© et dit : âDu calme, je suis une femme.â » Dans lâintimitĂ© du bureau du maire, qui servait aussi de tribunal, McHarris/Grant entra dans une petite piĂšce attenante, rĂ©apparaissant quelques minutes plus tard aprĂšs sâĂȘtre dĂ©barrassĂŠ dâun « t-shirt, dâun pantalon et de sous-vĂȘtement dâhomme[note]« The Woman Who Lived as a Man for 15 Years », Ebony, 10 novembre 1954, p. 93.[/note] ». AccusĂŠ â les articles restent flous sur la nature des charges retenues, Ă savoir si elles Ă©taient en lien avec une infraction au code de la route ou du genre â et condamnĂŠ Ă 30 jours de prison ou une amende de cent dollars, McHarris/Grant quitta le tribunal avec lâintention de purger sa peine. Avec plĂ©thore de fioritures Ă©ditoriales, lâarticle dâEbony est un exemple de la maniĂšre dont « le domaine du genre » est, comme le dit Eric Stanley, lâun des « points de contact les plus volatiles entre la violence dâĂtat et [un] corps[note]Eric A. Stanley, « Fugitive Flesh: Gender Self-Determination, Queer Abolition, and Trans Resistance », Captive Genders: Trans Embodiment and the Prison Industrial Complex, Eric A. Stanley et Nat Smith (dir.), Oakland (Californie), AK Press, 2011, p. 4.[/note] ». Lâinteraction entre la race et le genre ici, dans laquelle une forme de surveillance policiĂšre orientĂ©e par la race donne lieu Ă la prononciation dâun jugement liĂ© au genre, produit une Ă©laboration tripartite, au sein de laquelle le temps Ă passer en prison ne serait que lâune des modalitĂ©s pour punir McHarris/Grant.
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PubliĂ©e en premiĂšre page du reportage dâ<em>Ebony</em>, McHarris/Grant est reprĂ©sentĂŠ avec la citation suivante : « Jâai prĂ©tendu ĂȘtre un homme, de maniĂšre discontinue, quasiment toute ma vie. » <em>Ebony</em>, novembre 1954.
Ă la suite de la dĂ©cision du juge Rone, « la nouvelle de la rĂ©vĂ©lation sensationnelle au sujet de McHarris fit rapidement le tour de Kosciusko » et, selon lâarticle, « secoua cette petite ville tranquille[note]« Woman Who Lived as a Man », op. cit., p. 93.[/note] ». En plus dâavoir vu son genre tournĂ© en spectacle, McHarris/Grant fut envoyĂŠ dans la prison pour hommes, oĂč iel fut « traitĂŠ comme une femme[note]Ibid., p. 95.[/note] ». Lâanalyse du « genrage carcĂ©ral » par Sarah Haley est ici riche dâenseignements. Pour Haley, « les savoirs genrĂ©s ne sont pas produits au travers de binaritĂ©s homme/femme mais au sein dâun complexe de projets de savoirs concrets et discursifs » dans lesquels « le genrage fĂ©minin normatif Ă©tait gĂ©nĂ©rĂ© par la production culturelle et lĂ©gale spectaculaire de la femme noire invertie[note]Sarah Haley, No Mercy Here: Gender, Punishment, and the Making of Jim Crow Modernity, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2016, p. 6.[/note] ». De ce point de vue, le systĂšme pĂ©nal du Mississippi Ă©tait dotĂ© des instruments nĂ©cessaires pour « comprendre » le genre de McHarris/Grant et pour lĂŠ reconnaĂźtre comme « ni ceci / ni cela », câest-Ă -dire que tant lâĂ©valuation lĂ©gale que le traitement carcĂ©ral faisaient partie dâune histoire plus ancienne du savoir, de la discipline et de la terreur raciale de genre[note]Ibid.[/note].
Sur la droite de cette scĂšne dâouverture dans Ebony, remplissant plus de la moitiĂ© de la page, se trouvait une photo en pied de McHarris/Grant lĂ©gendĂ©e : « Annie Lee Grant, alias Jim McHarris, allume une cigarette dâun geste typiquement masculin, sur le porche de la maison oĂč elle a vĂ©cu en tant quâhomme Ă Kosciusco. Elle raconte : âJâai prĂ©tendu ĂȘtre un homme, de maniĂšre discontinue, quasiment toute ma vie[note]« Woman Who Lived as a Man », op. cit., p. 93.[/note].â » Faisant gĂ©nĂ©ralement rĂ©fĂ©rence Ă une personne utilisant un nom diffĂ©rent lorsquâelle est impliquĂ©e dans des activitĂ©s criminalisĂ©es, le terme « alias » est Ă©galement un rappel des diffĂ©rents noms que les gens devaient utiliser pour Ă©chapper Ă leurs esclavagistes avant la ratification du treiziĂšme amendement [abolissant lâesclavage] aux Ătats-Unis. Son usage ici renforce le ton du dĂ©but de lâarticle, dans lequel McHarris/Grant reçoit Ă©galement la description â anticipant la condamnation â de « prisonnier ». Cependant lâusage du mot « alias » a aussi pour effet de figurer rhĂ©toriquement le genre de McHarris/Grant â ce mouvement « discontinu » entre homme et femme â dâune maniĂšre qui sera ensuite qualifiĂ©e de « rĂ©tive », utilisant un mot paradoxal qui signifie Ă la fois obstinĂ©ment immobile et volontairement incapable de rester tranquille.
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig25-373x1024.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig25-373x1024.jpg)
Au sein dâun couple dâimages illustrant McHarris/Grant au travail, la photo du bas reprĂ©sente McHarris/Grant travaillant sur la ferme de la prison. <em>Ebony</em>, novembre 1954.
Lâhistoire qui fit connaĂźtre Annie Lee Grant sous le nom de James McHarris â et en particulier parce que McHarris/Grant grandit Ă moins de 150 kilomĂštres de Kosciusko dans la ville de Meridian au Mississippi â apparut comme lâune des questions principales soulevĂ©es dans lâarticle. Comme pour donner une « preuve » visuelle, le magazine Ebony ajouta une image de McHarris/Grant, en haut de la deuxiĂšme page du reportage, partiellement dĂ©vĂȘtux ; la lĂ©gende indique : « Exhibant un vĂȘtement pour comprimer le buste, un bandage de tissus blancs fait maison, Annie Lee rĂ©vĂšle le truc qui lui permit de tromper des milliers de personnes. » Et en guise de preuve textuelle, lâarticle « explique » quâavant de venir habiter Ă Kosciusko, McHarris/Grant vivait et travaillait Ă Memphis (Chicago) et dans dâautres villes du Midwest, oĂč « elle se jeta corps et Ăąme dans cette mascarade masculine, Ă la recherche des boulots les plus durs », dont cuisinier, chauffeur de taxi, agent de station service et pasteur[note]Ibid., p. 94.[/note]. Bien que le dĂ©placement de McHarris/Grant dâune ville Ă une autre ait Ă©tĂ© soulignĂ© pour dĂ©signer le contexte dans lequel McHarris/Grant avait pratiquĂ© et « perfectionnĂ© » une vie en tant quâhomme, le mouvement lui-mĂȘme pouvait aussi sâexpliquer comme Ă©tant le rĂ©sultat de son « talent pour Ă©viter les situations qui risquaient de rĂ©vĂ©ler son vrai sexe », par exemple en « dĂ©missionnant avant un examen mĂ©dical programmĂ© sur son lieu de travail[note]Ibid., p. 97.[/note] ».
Dans une anecdote partagĂ©e dans le but de rendre plus dramatique la distance entre lâapparence de McHarris/Grant Ă lâadolescence et Ă lâĂąge adulte, Ebony jugea : « Mais Annie Lee Ă©tait toujours rĂ©tive. Bien quâelle fĂ»t une adolescente trĂšs jolie avec de beaux et longs cheveux, elle Ă©tait plus heureuse lorsquâelle portait une salopette. [âŠ] [Selon lâĂ©vĂȘque Jones, dĂ©crit comme un ami dâenfance de McHarris/Grant] âquelque chose [âŠ] lui arriva bien avant quâelle commence Ă ne porter que des vĂȘtements dâhomme[note]Ibid., p. 94.[/note]â. » Invoquant la violence sexuelle comme possible catalyseur du « changement » de McHarris/Grant, lâusage de « toujours rĂ©tive » dans lâarticle â soi-disant dĂ©ployĂ© en tant que maniĂšre de discrĂ©diter le comportement genrĂ© de McHarris/Grant â donne accĂšs Ă un schĂ©ma permettant de comprendre comment les divers mouvements et existences genrĂ©es de McHarris/Grant furent des Ă©lĂ©ments de nĂ©gociation dans ce que Spillers dĂ©crit comme un « espace pour vivre[note]Spillers, « Interstices », op. cit., p. 163.[/note] ». En tant que gestes contre-politiques, ils forment un ensemble alternatif de preuves ; non pas dâune transformation de genre tĂ©lĂ©ologique mais des positions possibles quâune personne peut occuper au sein de circuits de pouvoir contradictoires et mobiles.
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig26-1024x864.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/ump-snorton-fig26-1024x864.jpg)
Tandis que la lĂ©gende fait mention de la rĂ©vĂ©lation dâun « truc », McHarris/Grant montre une poitrine attachĂ©e avec des gestes mimant les dĂ©tails du compte-rendu du procĂšs. <em>Ebony</em>, novembre 1954.
Le mot « rĂ©tif·ve », restive en anglais, possĂšde un double sens, comme je lâindiquais prĂ©cĂ©demment. Dâun cĂŽtĂ©, il dĂ©crit le comportement dâopposition dâune personne mĂ©contente, une incapacitĂ© Ă rester immobile, silencieux·se ou soumis·e, et de lâautre, il caractĂ©rise une personne « refusant obstinĂ©ment dâavancer [âŠ] inflexible, rĂ©fractaire [âŠ] figĂ©e dans une opinion ou une action engagĂ©e » ; les deux sens faisant rĂ©fĂ©rence, que cela se produise par lâimmobilitĂ© ou par le mouvement, Ă une personne ayant lâintention de rĂ©sister au contrĂŽle[note]Restive. Oxford English Dictionary Online, Oxford University Press, http://www.oed.com/view/Entry/163973?redirectedFrom=restive. NdT : RĂ©tif. Le TrĂ©sor de la Langue Française informatisĂ© (TLFi), ATILF - CNRS & UniversitĂ© de Lorraine, consultĂ© sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/definition/r%C3%A9tif.[/note]. Les multiples significations de ce terme fournissent Ă©galement un contexte aux identifications de genre Ă©phĂ©mĂšres de McHarris/Grant, offrant une alternative plus prĂ©cise au rĂ©cit du passing pour imaginer comment une figure peut habiter des positions de genre variĂ©es avec un sentiment sincĂšre et non transitoire, mĂȘme si câest pour se retrouver de nouveau en mouvement quelques temps plus tard. Ici encore, la rĂ©tivitĂ© de genre dĂ©signe les relations transitives et transversales existant entre la fongibilitĂ© et la fugitivitĂ© exprimĂ©es dans les rĂ©cits dâesclaves fugitifs[note]NdT : cf. le chapitre « Trans Capable: Fungibility, Fugitivity, and the Matter of Being », du mĂȘme livre dont ce chapitre est extrait.[/note], car McHarris/Grant parvient Ă trouver une marge de manĆuvre au sein du genre et Ă travers lui dans les rĂ©incarnations de lâesclavage. Ce sens donnĂ© Ă la « rĂ©tivitĂ© » devient Ă©galement une maniĂšre de lire autrement les images accompagnant lâarticle, câest-Ă -dire de les lire moins comme une sĂ©lection attentive et soignĂ©e de preuves photographiques par Ebony pour Ă©tayer une argumentation en faveur de la duplicitĂ© de McHarris/Grant et davantage comme la maniĂšre dont la figure reprĂ©sentĂ©e renverse le regard des personnes qui la regardent.
Pour accompagner le basculement de lâarticle vers les rĂ©actions des habitant·es de la ville aux nouvelles concernant lâautre vie/les autres vies de Jim McHarris, Ebony insĂšre un clichĂ© de McHarris/Grant posant dans une robe. La lĂ©gende dĂ©clare « HabillĂ©e comme une femme, Annie Lee adopte une pose fĂ©minine, mains entrelacĂ©es, allant de pair avec sa tenue. Annie Lee, qui ne possĂšde aucun vĂȘtement de femme, a empruntĂ© la robe et le chapeau pour la photo, pressant le photographe : âDĂ©pĂȘche-toi mec pour que je puisse retirer tout ça. This is a drag[note]« Woman Who Lived as a Man », op. cit., p. 96.[/note] !â » Lâaccent mis dans la lĂ©gende de la photo sur le manque de prĂ©paration de McHarris/Grant pour lâoccasion, juxtaposĂ© Ă la citation « This is a drag! » [câest pĂ©nible / câest un dĂ©guisement], rĂ©vĂšle la transitivitĂ© de la reprĂ©sentation de McHarris/Grant de cet appariement naturalisĂ© et effondrĂ© de la femmeness ou fĂšminitĂ© et de la femaleness ou fĂ©minitĂ©. Se voient ainsi corrigĂ©es les thĂ©ories associant nĂ©cessairement genre et drag (Ă la Butler) avec ce quâElizabeth Freeman dĂ©finit comme « drag temporaire » ou « traĂźnĂ©e temporelle » [temporal drag] : une « pratique contre-gĂ©nĂ©alogique dâarchivage des objets culturels dĂ©sinvoltes » qui « fait signe en direction des futurs irrĂ©alisĂ©s du passĂ©[note]Elizabeth Freeman, Time Binds: Queer Temporalities, Queer Histories, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2010, p. 60.[/note] ». En tant que performance rĂ©tive, cette photo prise dans la prĂ©cipitation, censĂ©e confirmer que le genre de McHarris/Grant est celui dâune femme et entiĂšrement mise en scĂšne Ă lâaide dâaccessoires fournis, permet de comprendre la multiplicitĂ© des genres, câest-Ă -dire de leurs temporalitĂ©s rĂ©tives. Le « dĂ©guisement » (drag) peut alors fonctionner Ă la fois comme lâĂ©lan fugitif de se dĂ©placer ou bien comme reflet dâune stratĂ©gie usuelle des mouvements sociaux consistant Ă occuper lâespace public sans bouger de sa position, assise (« sit-in ») ou debout. Ici, McHarris nâest pas le futur de Grant, pas plus que McHarris nâest le passĂ© de Grant, il semble plutĂŽt que le genre rĂ©tif de McHarris/Grant apparaisse comme des explosions et des dĂ©calages dans et sur le temps. Autrement dit, le genre de McHarris/Grant a pris forme en rĂ©ponse Ă ce que le narrateur dâEllison dĂ©crit comme le « boomerang » de lâHistoire.
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Posant dans des vĂȘtements quâon lui a prĂȘtĂ©s, McHarris/Grant parle dâune expĂ©rience « pĂ©nible » / de « <em>drag</em> ». <em>Ebony</em>, novembre 1954.
Lâanecdote clĂŽturant lâarticle met en scĂšne le dernier Ă©change entre McHarris/Grant et le surintendant de la prison au moment de sa libĂ©ration : « En lui disant au revoir, le surintendant Eakin conseilla : âMa jolie, il est temps de te trouver une robe et les autres choses quâune femme se doit dâavoir !â » En rĂ©ponse, McHarris/Grant aurait simplement dit : « Ce nâest pas comme ça que je vois les choses. » Lâhistoire dâEbony, intercalĂ©e entre les scĂšnes de lâarrestation et de la libĂ©ration de McHarris/Grant, se termine comme elle commence : « Ă lâĂąge de 30 ans, aprĂšs une vie de ruptures amoureuses et de dĂ©ceptions, Annie Lee prit une dĂ©cision incroyable : elle dĂ©cida de rester un âhommeâ, bien quâexposĂ©e publiquement comme une femme [âŠ] dĂ©terminĂ©e Ă sâaccrocher aux brins qui lui restaient dâune vie qui la rendait heureuse[note]« Woman Who Lived as a Man », op. cit., p. 98.[/note]. » En dâautres mots, McHarris/Grant resta rĂ©tif·ve.
Inhumer un corps : La noirceur et lâhistoriographie trans
Le choix de situer la silhouette de Jorgensen aux cĂŽtĂ©s dâune sĂ©rie de rĂ©cits mĂ©diatiques publiĂ©s dans la mĂȘme pĂ©riode et qui se retrouvĂšrent dans lâombre de sa notoriĂ©tĂ© constitue Ă la fois une relecture intentionnelle de Jorgensen en relation avec la noirceur et une tentative de penser autrement la(les) rĂ©alitĂ©(s) de la transsexualitĂ© que la figuration de Jorgensen est venue consolider en termes dâhistoriographie trans. Il y a un consensus grandissant dans les Ă©tudes trans affirmant que la corporĂ©itĂ© trans nâest pas uniquement, ou mĂȘme initialement, une question de matĂ©rialitĂ© corporelle. Quâelle soit phĂ©nomĂ©nologiquement situĂ©e dans les pratiques (sociales, mĂ©dicales, lĂ©gales, etc.) de transition, ou quâelle soit donnĂ©e dans les rĂ©cits (via la production cinĂ©matographique notamment), ou encore quâelle soit recelĂ©e dans les aspects indicibles et irreprĂ©sentables de la transitude Ă lâorigine de ces images, la « rĂ©alitĂ© transsexuelle » rĂ©side dans un lieu qui se dĂ©place quand il est mis en relation avec la noirceur raciale.[note]Voir par ex. Prosser, Second Skins, op. cit.; J. Halberstam, In a Queer Time and Place: Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York, New York University Press, 2005 ; Gayle Salamon, Assuming a Body: Transgender and Rhetorics of Materiality, New York, Columbia University Press, 2010 ; et Dean Spade, Normal Life: Administrative Violence, Critical Trans Politics, and the Limits of Law, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2015.[/note] ApposĂ©e Ă la transitude, la noirceur en tant que capacitĂ© de produire de la diffĂ©rence, entre autres choses, en est arrivĂ©e Ă structurer des modes dâĂ©valuation au travers de formes variĂ©es, produisant des ombres qui devancent le sujet/objet qui les constitue afin de donner du sens Ă la maniĂšre dont le genre est conceptualisĂ©, traversĂ© et vĂ©cu. Tandis que les rĂ©cits mĂ©diatiques de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, Ava Betty Brown et James McHarris / Annie Lee Grant apportent un Ă©clairage sur la nĂ©gativitĂ© de la valeur, en exposant comment cette notion est le rĂ©sultat dâune alchimie de la criminalisation, de la violence, de la disparition et de la mort des personnes noires, ils illustrent Ă©galement â bien que limitĂ©s par leur parti pris â dâautres modalitĂ©s et maniĂšres dâĂȘtre trans, dans lesquelles le genre devient un terrain oĂč il est possible de se mĂ©nager une place pour exister, un ensemble de stratĂ©gies que les personnes noires du Nouveau Monde ont beaucoup pratiquĂ©.