Omni-surveillance
En 2018, la Chine comptait quelque 200 millions de caméras de surveillance en activité[note]Paul Mozur, « Inside China’s Dystopian Dreams: A.I., Shame and Lots of Cameras », New York Times, 8 juillet 2018, en ligne (consulté le 20 juillet 2022) : www.nytimes.com/2018/07/08/business/china-surveillance-technology.html[/note]. Depuis lors, leur nombre a probablement doublé. Certaines sont mises en ligne sur internet par des « lifecasters », qui exhibent leur vie domestique parfois 24h/24. D’autres font partie des systèmes de surveillances des entreprises privées, destinées au monitoring des employés, ou encore à des fins de contrôle et d’optimisation de la productivité. Mais la majorité d’entre elles sont connectées au réseau de surveillance de l’État chinois, connu sous le nom de code SKYNET[note]Ibidem.[/note]. Disséminées dans l’espace public, elles sont reliées à un système de reconnaissance faciale et d’identification de véhicules basé sur des algorithmes ayant recours à l’intelligence artificielle. Ce système de contrôle de l’espace public s’intègre dans un programme plus large de contrôle des citoyen·nes appelé Golden Shield Project lancé par le ministère de la Sécurité publique chinois dès 1998[note]Greg Walton, China’s Golden Shield: Corporations and the Development of Surveillance Technology in the People’s Republic of China, Montréal, Rights & Democracy, 2001.[/note]. Si ce projet avait initialement pour but principal de venir en aide à la police dans le cadre du maintien de l’ordre en créant des bases de données décentralisées fichant les citoyen·nes, sa seconde phase – connue notamment sous le sigle 3111 Initiative[note]Xu Xu, « To Repress or to Co-opt? Authoritarian Control in the Age of Digital Surveillance », American Journal of Political Science, vol. 65, n° 2, avril 2021, p. 316.[/note] – fait désormais appel à un réseau tentaculaire de caméras de surveillance placées dans les rues et les lieux publics, donnant lieu à un fichage généralisé des individus et de leurs mouvements dans l’espace public. Stocké dans des bases de données gérées par les services de sécurité de l’État, ce flux ininterrompu d’images de surveillance est analysé par des algorithmes d’identification permettant aussi bien de rechercher des criminel·les que de cibler des groupes d’opposition politique ou encore des minorités ethniques ouïghoure, tibétaine, mongole[note]Paul Mozur, « Inside China’s Dystopian Dreams: A.I., Shame and Lots of Cameras », op. cit., p. 2.[/note]. Les informations obtenues sont ensuite confrontées à de gigantesques bases de données contenant des informations liées aux déplacements des individus collectées à partir du bornage des téléphones portables ou encore aux habitudes de consommation obtenues à partir des données fournies par les banques gestionnaires de cartes de crédit[note]Isabelle Qian, Muyi Xiao, Paul Mozur et Alexander Cardia, « Four Takeaways From a Times Investigation Into China’s Expanding Surveillance State », New York Times, 21 juin 2022, en ligne (consulté le 22 juillet 2022) : https://www.nytimes.com/2022/06/21/world/asia/china-surveillance-investigation.html[/note]. Une telle stratégie de surveillance globale de la population, également déployée dans un nombre croissant de pays[note]Cf. David Lyon, Surveillance Society: Monitoring Everyday Life, Buckingham et Philadelphia, Open University Press, 2001.[/note], a pour conséquence la mise en place d’une « gouvernance algorithmique[note]Paul Mozur, « Inside China’s Dystopian Dreams: A.I., Shame and Lots of Cameras », op. cit., p. 1.[/note] ».
En Chine, la majeure partie de ces images de surveillance ne sortent jamais du réseau de serveurs du programme nommé Project Xueliang (Sharp Eyes[note]Dave Gershgorn, « China’s “Sharp Eyes” Program Aims to Surveil 100% of Public Space », One Zero, mars 2021, en ligne (consulté le 22 juillet 2022) : https://cset.georgetown.edu/article/chinas-sharp-eyes-program-aims-to-surveil-100-of-public-space/[/note]). Une infime fraction d’entre elles ont été rendues disponibles par des hackers chinois ou étrangers, ou ont été diffusées lors de campagnes publicitaires menées par les industriels chargés de produire ces systèmes de caméras de surveillance et de reconnaissance faciale, qu’ils cherchent désormais à exporter[note]Notamment les sociétés Hikvision et Dahua.[/note]. Pour autant, de nombreuses caméras de surveillance privées sont en libre accès sur le net. Le réseau internet chinois est ainsi inondé de flux de séquences mélangeant indistinctement des images issues de caméras de surveillance domestiques reliées à des sites de live streaming individuels (notamment issues des réseaux DouYu ou encore Huya Live), des images captées avec des téléphones portables, ou encore des webcams d’ordinateurs. Des sites de streaming tels Youku ou iQiyi, équivalents chinois de YouTube, regorgent de montages de scènes de vie cocasses ou dramatiques captées par les caméras de surveillance et concaténées en best of générant des millions de vues : « car accident », « idiots at work », « natural catastrophes », « dogs attack », « fall », etc.
Certains estiment qu’un·e citoyen·ne urbain·e chinois.se déplaçant à pied en ville est susceptible d’être enregistré.e au cours d’une journée par plus de 300 caméras. Ce dispositif d’hypercontrôle des citoyen.ne.s chinois au travers de la surveillance digitale – un « Big Brother » orwellien trouvant source dans une big data analysis à grand recours d’intelligence artificielle – a suscité de nombreuses critiques artistiques, que ce soit dans la performance (Un mouvement disparu de l’artiste Deng Yufeng[note]En 2020, l’artiste Deng Yufeng repère les centaines de caméras de surveillance installées dans la rue Xingfu (Beijing, Chaoyang District) puis chorégraphie un mouvement complexe qui permet de traverser cette rue longue de 1 100 mètres en évitant chacune d’entre elles. Lors de la performance Un mouvement disparu organisée le 26 mai 2020, quelque dix personnes effectuent en silence ce mouvement chorégraphié. Cf. Wang Xuandi, « How to Evade Big Brother: An Artist’s Guide », Sixth Tone, 12 novembre 2020, en ligne (consulté le 5 octobre 2022) : https://www.sixthtone.com/news/1006432/how-to-evade-big-brother-an-artists-guide] ou Pierre Bouvier, « La chorégraphie d’un artiste pour esquiver la surveillance omniprésente en Chine », Billet de blog, LeMonde.fr, 8 décembre 2020, en ligne (consulté le 5 octobre 2022) : https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2020/12/08/a-pekin-la-choregraphie-d-un-artiste-pour-esquiver-la-surveillance_6062649_4832693.html[/note]) ou le cinéma, notamment le film de fiction Dragonfly Eyes (2018) de Xu Bing.
Mise-en-fiction
Basé sur un scénario fictionnel, Dragonfly Eyes est construit à partir des quelque 10 000 heures d’images en mouvement enregistrées par des caméras de surveillances que l’artiste et activiste a récolté durant trois ans à l’aide d’une dizaine d’ordinateurs connectés au net chinois[note]Cf. « Fruits of surveillance: Xu Bing Interview about Dragonfly Eyes », Musée Magazine, octobre 2017, en ligne (consulté le 1er aout 2022) : https://museemagazine.com/features/2017/10/17/dragonfly-eyes-an-interview-with-xu-bing[/note]. À l’ouverture du film, deux « cartons » successifs en lettres blanches sur fond noir précisent la méthode de travail :
« Depuis 2013, je souhaitais réaliser un film à partir d'images de vidéosurveillance, mais je n'avais pas accès aux ressources nécessaires. Dès 2015, les caméras de surveillance en Chine ont été reliées à une base de données de type "cloud" : d'innombrables enregistrements de vidéosurveillance ont été diffusés en ligne. J'ai donc repris le projet. J'ai rassemblé une quantité considérable d'images et j'ai tenté d'utiliser ces fragments de réalité pour raconter une histoire. »
« Sans aucune intervention humaine, les caméras de surveillance produisent des images fascinantes 24 heures sur 24. Ineffablement silencieuses, ces caméras enregistrent sans discontinuer. Parfois, elles capturent des images qui dépassent l'entendement logique, saisies dans un instant fou et fugace. Tous ces fragments vidéo sont essentiellement aléatoires, mais semblent pourtant liés entre eux d'une manière ou d'une autre. Révèlent-ils quelque chose que l'œil nu ne peut voir ? »[note]Traduction par l’auteur.[/note]
Ces quelques lignes affirment l’essence même du projet de Xu Bing : s’emparer de fragments discontinus de la réalité consignés par ces millions de caméras de surveillance, puis, paradoxalement, créer une histoire linéaire qui s’appuie sur un montage par enchaînement d’une sélection très réduite de ces milliers d’heures d’images hétéroclites provenant du territoire chinois. Cet enjeu conceptuel constituera l’objet premier de cette analyse : comment une narration linéaire, impliquant des personnages ayant une existence étendue dans le temps, peut-elle sourdre à partir des discontinuités induites en permanence par les hétérogénéités spatiotemporelles de ces images de surveillance ? Quelles sont les stratégies de mise en fiction de ces séquences disparates récoltées sur plus de trois années par Xu Bing et provenant de plus de 500 caméras différentes ? Ces caméras, dûment répertoriées, sont listées dans le générique de fin, en mentionnant quand cela est possible les coordonnées GPS et la nature des emplacements où elles ont été installées (fig. 1). De la même façon sont mentionnés les types de véhicules où sont installées des caméras de type dashcam[note]Ce type de caméra est installé sur le pare-brise avant des véhicules pour enregistrer d’éventuels accidents. Les images sont effacées toutes les dix minutes environ sauf si l’utilisateur décide de les sauvegarder ou en cas d’accident (un accéléromètre détecte alors l’accident et empêche l’effacement des données vidéo).[/note] sur les pare-brises (lignes régulières de bus, véhicules privés, camions), les types de services étatiques où ont été placées certaines de ces caméras (unité de dialyse dans un hôpital, administration communale, poste de police, etc.) ou encore les diverses entreprises qui ont recours à des caméras de surveillance mises en ligne (fermes laitières, entreprises de nettoyage de vêtements, cliniques de chirurgie esthétique, restaurants, etc.)[note]Deux caméras de surveillances au moins sont situées hors de Chine, l’une à Dubaï (Émirats arabes unis), l’autre à Saint-Jacques-de-Compostelle (Espagne).[/note].
Fig. 1 Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018. Fragment du générique de fin
La suite du texte introductif de Xu Bing suscite un autre questionnement analytique : si ces caméras fonctionnent sans opérateur et filment aléatoirement la réalité, donnent-elles accès, par leur nombre, à une autre vision du monde ? Xu Bing a prénommé symboliquement l’héroïne principale de son film « Qing Ting », Libellule ou Dragonfly en anglais. La science a montré que les odonates ont pour particularité d’avoir deux yeux munis de quelques milliers de facettes appelées ommatidia[note]« An ommatidium is the “unit” of a compound eye, consisting of the lens, receptors, and associated structures. », Michael F. Land et Dan-Eric Nilsson, Animal Eyes, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 162.[/note]. Certaines libellules de la famille des Aeshnidae ont ainsi des yeux munis de quelque 28 000-29 000 facettes, chacune reliée à un système optique complexe individuel comprenant un capteur et l’équivalent biologique d’un objectif[note]Ibid., p. 182-184.[/note]. Le début du film de Xu Bing reprend cette information puisque le film est placé sous l’égide d’une voix de synthèse en off, dont l’identité est précisée par un texte qui défile à l’écran : « This is Dragonfly. Dragonfly has 28 000 eyes. Blinking 40 000 times per second. »
Suit une séquence de concaténation très rapide d’images issues de caméras de surveillance très hétéroclites, souvent munies d’informations issues d’algorithmes d’identification des individus par reconnaissance faciale ou encore d’indications provenant d’analyses automatisées de l’image (suivis de véhicules, descriptions de la végétation ou de la météo) (fig. 2a-d).
Fig. 2a Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 2b Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 2c Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 2d Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Cette séquence vertigineuse typique d’un « montage par accolade[note]« Le syntagme en accolade consiste en une série de brèves évocations portant sur des événements relevant d’un même ordre de réalités (exemple : des scènes de guerre) ; aucun de ces faits n’est traité avec l’ampleur syntagmatique à laquelle il aurait pu prétendre ; on se contente d’allusions, car c’est l’ensemble seul qui est destiné à être pris en compte par le film. » Christian Metz, « La grande syntagmatique du film narratif », Communications, n° 8, 1966, p. 122, repris dans Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, Paris, 1968, p. 125.[/note] » fusionne les images de surveillance dans une modulation à la limite du flickering, offrant un flux paraissant provenir d’un seul œil omniscient, avatar cinématographique des yeux de surveillance aux milliers de facettes mis en place par l’État chinois. Le film Dragonfly Eyes se présente ainsi comme une romance contrariée enregistrée par le réseau de caméras de surveillance chinois.
Arpentant la base de données qu’il a constituée dans un serveur spécialement créé dans ses propres studios pour la production de Dragonfly Eyes, Xu Bing a ainsi sélectionné un certain nombre de faits divers issus de caméras de surveillance jugés « remarquables » : une vache qui s’échappe d’un camion roulant sur une route enneigée et filmée par une dashcam, un automobiliste s’acharnant avec sa voiture à emboutir celle d’un autre automobiliste qui se venge à coups de batte de base-ball sur la carrosserie, le passage à tabac d’un jeune homme au bas d’un escalier, un homme qui dans un restaurant ébouillante le visage d’une femme, un mur qui s’écroule tout seul dans un jardin, des moines officiant dans un monastère bouddhiste, un chirurgien se préparant à opérer un visage, des employées qui discutent dans une salle de traite géante ou le suicide d’une personne qui saute d’un pont suspendu.
Événement autonome, voué le plus souvent à être oublié et dont la formulation écrite doit être concise, le fait divers est, comme l’écrit Roland Barthes, une « information totale ou plus exactement immanente » : « Il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même[note]Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 195. [/note] ».
Avant la généralisation des caméras dans l’espace public, les événements qualifiés de « faits divers » étaient rarement directement filmés. Par leur soudaineté, leur non-préméditation ou encore leur caractère aléatoire dans le cas de catastrophes naturelles ou météorologiques, les faits divers échappent à toute captation volontaire et intentionnelle par un dispositif d’enregistrement de l’image ou du son. Ainsi, dans l’espace médiatique, leur compte-rendu est-il d’ordinaire illustré par des images connexes, mais non représentatives. Pour autant, la multiplication exponentielle dès les années 2010 des caméras de surveillance, conjuguées à l’utilisation généralisée des smartphones dotés de caméra et de capacité de stockage étendue ont permis l’enregistrement de nombreux faits divers. Ces séquences, généralement de mauvaise qualité, le plus souvent filmées de loin, deviennent des images-témoins. À l’instar des faits divers dans la presse, relatés sous une forme courte et rassemblés dans des rubriques ad hoc, la durée des faits divers enregistrés correspond à la durée physique, plus ou moins brève, des faits enregistrés, et les points de montage qui les délimitent en renforcent la clôture. La fixité des caméras de surveillance amplifie le « surgissement » du fait divers au sein d’une réalité quotidienne voulue sans accroc.
Faits divers surveillés
Dans Dragonfly Eyes, Xu Bing a procédé à une mise en fiction de « faits divers surveillés », dans un processus permanent de va-et-vient entre recherches d’images supplémentaires, découvertes de séquences fortuites et écritures narratives[note]Cf. « Fruits of surveillance: Xu Bing Interview about Dragonfly Eyes », op. cit.[/note]. L’histoire écrite à partir des situations-clés décrites ci-dessus par Xu Bing, accompagné par les scénaristes Yongming Zhai et Hanyi Zhang, peut être résumée ainsi : les yeux de surveillance qui opèrent en Chine remarquent la jeune Qing Ting au moment où elle quitte un monastère bouddhiste après avoir envisagé un temps de devenir nonne. De retour « dans le monde extérieur », elle travaille dans une entreprise laitière géante où elle rencontre Ke Fan, un technicien embauché pour augmenter la productivité de l’usine. Pour la séduire, celui-ci libère une vache dont Qing Ting estimait qu’elle demandait à « être libérée ». Ke Fan et Qing Ting doivent alors quitter l’entreprise. Suite à la plainte d’une riche cliente capricieuse, Qing Ting est renvoyée d’un « pressing » où elle avait trouvé du travail. Ke Fan décide de la venger, menace la riche cliente qui le fait ensuite rosser. Il détruit alors la voiture de celle-ci. Le cycle de représailles s’accélère encore : la cliente fait défigurer Qing Ting avec de l’eau bouillante. Qing Ting subit une opération de chirurgie esthétique et devient Xiao Xiao, une it-girl vedette des réseaux sociaux. Ke Fan tente de la retrouver, mais Xiao Xiao, victime d’une campagne de dénigrement massive sur internet, se suicide. Ke Fan décide alors de subir une opération de chirurgie esthétique afin de devenir lui-même un avatar de Xiao Xiao/Qing Ting. Son visage s’avère alors ressembler à tant de jeunes filles chinoises que les algorithmes d’identification deviennent inopérants, laissant les policiers désemparés face à une génération de clones...
Renversant le processus fictionnel classique qui fait se suivre écriture et tournage, Xu Bing crée un récit fictionnel a posteriori, à partir d’images préexistantes. Le principe de construction visuelle des deux personnages Ke Fan et Qing Ting ne procède pas par identification, mais par assimilation, d’un plan de vidéosurveillance à un autre plan de vidéosurveillance. Ainsi, comme l’écrit Rémy Lauvin, « plusieurs corps, avec des allures et des visages différents, “interprètent” chaque personnage, mais cet éclatement est comme annulé par la voix-over[note]Rémy Lauvin, Le cinéma des formes furtives. Résister en image au regard surveillant, Éditions Mimésis, coll. « Formes filmiques », 2025, p. 295. [/note] ». Le spectateur conclut rapidement que la continuité narrative et la permanence des personnages de Ke Fan et Qing Ting sont assurés par les dialogues en voix off davantage que par les images. Les discontinuités identitaires induites par le passage d’une caméra de surveillance à l’autre sont « recouvertes » par les caractéristiques et limitations techniques des caméras de surveillance que Xu Bing exploite à son avantage. Le cadre large typique des caméras de surveillance implique que les visages ne sont pas facilement reconnaissables. Le personnage de Qing Ting est ainsi assimilable à une jeune femme d’une vingtaine d’années aux cheveux bruns longs. Ke Fan est lui de taille moyenne, a des cheveux courts, et porte des lunettes noires à monture épaisse. Ces caractéristiques physiques communes, telles des passe-partout, permettent d’apercevoir Ke Fan et Qing Ting dans de nombreuses séquences enregistrées par des caméras de surveillance très diverses[note]Il est à noter que les algorithmes de surveillance utilisent désormais la démarche des individus à des fins d’identification, parallèlement aux identifications faciales.[/note]. Si la résolution des caméras de surveillance est souvent très faible, les algorithmes de compression de l’image à des fins de stockage amplifient encore son « appauvrissement[note]Cf. Rémy Lauvin, op. cit., p. 297.[/note] ». De plus, le débit d’enregistrement (8 images/seconde ou même 6 images/seconde) implique des saccades. Ces trois caractéristiques limitent les capacités d’identification, ce qui est très dommageable pour les autorités chargées de la surveillance de la population, mais qui profite ici au film de Xu Bing.
Fig. 3a Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 3b Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Les enregistrements de caméras de surveillance ne sont pas sonores. Aussi, Xu Bing a-t-il recréé une bande-son, plaquant des dialogues sur les visages parlants. Les saccades, que les spectateurs attribuent très vite au bas débit d’enregistrement des images, camouflent alors la non-synchronisation des lèvres des locuteurs.
Qing Ting et Ke Fan surgissent ainsi dans ce réseau de caméras de surveillance automatique et sans opérateur autre que les algorithmes de détection de visage qui pilotent en temps réels certaines caméras et parfois commandent des zooms optiques à la recherche de gros plans. Si l’histoire écrite par Xu Bing relève du mélodrame amoureux, aux ressorts dramatiques classiques, elle a paradoxalement pour support visuel des images non intentionnelles, automatiques. Le montage ne cherche pas à structurer des suites d’actions continues qui seraient étendues d’images de surveillance en images de surveillance, au moyen de raccords d’action et de continuité spatiale. Chaque séquence, issue d’une caméra de surveillance, constitue en quelque sorte un plan-situation[note]Cf. Olivier Zuchuat, Attraits de la durée. Plans perdurant et montage intra-plan dans le cinéma contemporain, Mimesis, coll. « Formes filmiques », 2025, p. 199.[/note]. La suite de plans-situation forment l’ossature d’une narration par concaténation, la voix off fournissant sans cesse des clés de lecture et d’identification des personnages de chaque situation surveillée, soit par anticipation, soit a posteriori.
Toutefois, un fragment du film échappe à cette construction en plans-situations et repose sur des techniques classiques du montage alterné. Lorsque Ke Fan se lance dans une série d’actes de vengeance à la suite du licenciement de Qing Ting, des séquences de caméras de surveillance et de dashcams donnent alors lieu à une progression hyperbolique de la violence. Un jeune homme, que l’on « identifie » en fonction des dialogues comme étant Ke Fan, entre dans une bijouterie et reproche en hors-champ à une jeune femme – dont on devine qu’elle est la riche cliente du pressing – d’être responsable du licenciement de Qing Ting. Celle-ci menace immédiatement Ke Fan de représailles physiques (fig. 4a). Les deux personnages sortent l’un après l’autre de la boutique. Le plan suivant, filmé de nuit, montre un jeune homme – que le spectateur a tôt fait d’identifier comme étant Ke Fan – se faire passer à tabac par un groupe de cinq personnes, au bas d’un escalier (fig. 4b). La caméra de surveillance enregistre l’arrivée de curieux qui assistent sans bouger à la scène qui se termine par un coup de pied extrêmement violent au visage de l’homme à terre (assimilé à Ke Fan).
Fig. 4a Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 4b Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 4c Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 4d Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Suivent des plans de surveillance provenant du milieu hospitalier : le premier montre deux membres du personnel médical courir dans les couloirs d’un hôpital, le suivant un blessé allongé dans un lit au sein d’une unité de réanimation entouré de matériel de surveillance (fig. 4c-d). L’assimilation de Ke Fan au malade est forcée par un dialogue chuchoté en off, entre l’homme blessé (que l’on identifie à Ke Fan) et Qing Ting, qui lui reproche l’inanité de ses actes de vengeance, ce à quoi Ke Fan répond qu’elle finira bien par l’accepter (fig. 4d).
Xu Bing – et les monteurs Matthieu Laclau et Wenchao Zhang – organisent alors une course-poursuite au moyen d’un montage alterné entre diverses séquences de dashcam. Les dialogues permettent d’identifier Qing Ting et Ke Fan dans une voiture (dashcam frontale, filmant la circulation, fig. 5a) tandis qu’une deuxième dashcam filme l’intérieur d’une voiture où ont pris place deux it-girls qui écoutent de la musique ainsi que deux jeunes hommes qui à l’arrière discutent placements boursiers (fig. 5b).
Fig. 5a Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5b Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5c Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5d Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5e Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5f Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5g Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 5h Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Le montage alterné, soutenu par les dialogues, organise une course-poursuite entre les deux véhicules, qui se termine par une collision provoquée par la voiture que l’on identifie comme étant celle de Ke Fan. Celui-ci surgit alors du véhicule et saute sur le toit du véhicule (assimilé à celui de la jeune femme riche), puis emboutit plusieurs fois le véhicule (fig. 5c). Xu Bing réutilise les images d’une course-poursuite entre deux véhicules prises sur internet – filmée par leurs dashcams respectives et se terminant par une bataille entre les occupants (fig. 5g) – et construit, dans un montage alterné, une scène de représailles de la part des amis de la fille dont on peut imaginer qu’elle est une revanche de la scène précédente (fig. 5d-f). Un embouteillage momentané à un carrefour permet, par identification des véhicules présents (notamment une camionnette avec un hayon jaune), de confirmer qu’il s’agit bien de deux véhicules engagés dans la même course-poursuite. Le montage de cette séquence alternée est entrecoupé par des scènes de collision surréalistes glanées par Xu Bing dans sa database (au sens de Lev Manovich[note]Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge, The MIT Press, 2001.[/note]), l’une d’elles montrant un motocycliste emboutissant un véhicule à pleine vitesse et terminant, debout et indemne sur le toit du véhicule (fig. 5e). Le réseau routier se transforme à l’écran en un gigantesque billard où se collisionnent des véhicules lancés à pleine vitesse, enserrés par des glissières de sécurité. Les enregistrements de surveillance assemblés par Xu Bing semblent alors ne montrer qu’une société hors de contrôle : « Time is out of joint[note]William Shakespeare, Hamlet, Acte I, scène 5.[/note]. »
Cette séquence se termine par un montage elliptique de trois plans-situations : un homme verse sur le visage d’une femme mangeant dans un restaurant un liquide avant d’être maîtrisé, un blessé inanimé est conduit en chaise roulante dans un hôpital, une vue à travers les barreaux d’une fenêtre. Seul le dialogue en voix off placée sur le plan à travers les barreaux qu’obstrue temporairement le corps d’une araignée qui se déplace sur l’objectif de la caméra de surveillance donne alors sens à cette séquence : Ke Fan a vengé Qing Ting en ébouillantant la cliente, à moins que cela ne soit la cliente qui se soit vengée sur Qing Ting. La victime est transportée à l’hôpital tandis que Ke Fan se retrouve en prison. Le film se transforme en un rébus traversé d’indécidabilités, d’ellipses brutales et d’indéterminations de personnages, qui épousent le découpage des plans-situations offerts par les caméras de surveillance.
Entraver
De manière intermittente, la narration mélodramatique de Dragonfly Eyes est entrecoupée par des séquences d’images de ce quotidien multisurveillé. Les flux des individus filmés dans les transports publics, les flots de voitures ou encore la multiplication des lieux (montagnes enneigées, plaines agricoles, rues filmées la nuit) que le montage concatène, participent d’un emballement progressif. Les caméras de surveillance offrent la vision d’humains pris dans une mécanique quotidienne trépidante dont ils ne semblent pas être les acteurs, mais davantage les jouets ou encore les victimes. Des séquences accélérées soulignent la forme immuable de ces flux urbains impersonnels, traversés d’accidents qui paraissent être des accrocs au temps. La fin du film s’accélère davantage par une mise en abyme : Ke Fan (fig. 6b) se soumet à la même opération de chirurgie esthétique (fig. 6d) que Qing Ting (fig. 6a), elle-même ayant un visage émacié artificiellement, à l’image de tant d’autres jeunes filles filmées par des caméras de surveillance installées dans des instituts de beauté (fig. 6c) et que le film Dragonfly Eyes démultiplie jusqu’au vertige dans des suites d’images rapides.
Fig. 6a Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 6b Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 6c Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 6d Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 6e Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
Fig. 6f Xu Bing, Dragonfly Eyes, 2018
La structure gigogne se referme alors lorsque dans une image issue d’une caméra de surveillance placée à l’intérieur d’un commissariat, des policiers à la recherche de Qing Ting analysent les images d’autres caméras de surveillance (fig. 6e). Toutefois, ils ne peuvent identifier Qing Ting, car les opérations de chirurgie esthétique ont uniformisé les visages des jeunes filles, au point de tromper les algorithmes de reconnaissance faciale mis en place par la police.
Dans Dragonfly Eyes, les dérives du système de surveillance instauré par le régime autocratique chinois se conjuguent à l’obsession de l’apparence physique typique des sociétés contemporaines. Les individus paraissant doublement « dépossédés » de leurs images : ils cèdent aux injonctions de modifications esthétiques de leur visage pour correspondre aux canons d’une beauté standardisée. Dans un deuxième temps, leur visage (ainsi que leur façon de marcher) sont sans cesse analysés par les réseaux de surveillance. Le film se clôture par une situation ubuesque : des policiers fouillant leurs écrans à la recherche de Xiao Xiao alias Qing Ting sont confrontés à une invasion de clones produits par la chirurgie esthétique. Le système d’identification et de surveillance se détraque, mis en défaut par une standardisation hyperbolique de la population.