Dilemmes et questionnements dans l'activité quotidienne des soignants auprès de personnes démentes en institution: comment faire exister et maintenir au quotidien dignité, autonomie et vitalité?

Laurence Seferdjeli (Professeure, Haute école de santé, Genève), Kim Stroumza Boesch

 
 
Le contexte politique et économique dans le champ de la santé publique a fait de la maladie d’Alzheimer une priorité de tout premier plan : les prévisions pessimistes en matière de vieillissement démographique, les soucis endémiques concernant les coûts de la santé, les craintes relatives à la pénurie de professionnels de la santé dans les prochaines décennies se présentent comme les principaux facteurs qui sous-tendent cette préoccupation. Dans le canton de Genève, environ 6'000 personnes en sont atteintes et 1'400 nouveaux cas sont détectés chaque année. On estime qu’environ 40% d’entre elles résident dans un établissement médico-social (EMS) et 60% chez elles. La qualité de vie en institution de ces personnes est donc une préoccupation de premier ordre.
Si les points de vue convergent quant aux principaux critères que doivent remplir les institutions pour une prise en charge optimale : « une population au diagnostic confirmé ; un environnement architectural spécifique ; un personnel formé, expérimenté et spécialisé ; une participation des familles et l’individualisation du projet de soin », ce qui nous intéresse c’est, en arrière-fond, le milieu de vie que constitue l’institution dont il faut sans cesse prendre soin. Sa vitalité, sa tonalité plus ou moins stimulante constituent la toile de fond des activités plus spécifiques qui s’y déploient. Plus que dans la réalisation des tâches, pour tous les occupants de l’institution, c’est au travers de cette dimension que se joue la possibilité d’une qualité de la vie.
Les difficultés auxquelles doivent faire face les professionnels engagés dans la prise en charge des résidents sont bien connues: l’incompréhension de leur rôle par les résidents, le refus de soutien, voire, souvent, les réactions de violence à une aide vécue comme une intrusion, l’évolution rapide et imprévisible de la maladie qui oblige les soignants à s’ajuster constamment aux situations. C’est pourquoi notre entrée prendra pour point de départ ces situations critiques que vivent les résidents, leurs proches et le personnel de l’établissement. Nous partons de l’idée que le sens de l’éthique se manifeste d’abord en situation, c’est-à-dire dans le quotidien de la prise en charge, et qu’il est sollicité en priorité par des difficultés pratiques auxquelles sont confrontés les accompagnants. Les difficultés pratiques dont il est question n’ont parfois rien d’extraordinaires ou même de remarquables. Ce sont des aspérités dans le cours de l’activité qui sont rarement formalisées, parfois difficilement dicibles et qui, souvent, ne laissent comme trace qu’un sentiment de malaise diffus individuel ou collectif qui colore le milieu et modifie sa qualité. Nous considérons cependant que c’est en elles que se loge, pour une part notable, le souci et la possibilité de la qualité de vie des résidents. Si le projet institutionnel et les valeurs qu’il tend à promouvoir définissent une conception collective et partagée du travail, c’est bien l’investissement consenti au quotidien par les collaborateurs qui donne véritablement corps à cette philosophie. Dans ce contexte, nous faisons l’hypothèse que l’observation des tensions est susceptible de rendre visible la manière dont se met dynamiquement en jeu le raisonnement éthique des équipes lorsqu’elles se heurtent à ces difficultés de tous ordres ainsi que les ressources inédites et singulières mises en oeuvre pour tenter de les surmonter. Nous serons donc particulièrement attentifs à la manière dont les dilemmes ou questions éthiques se posent, non a posteriori dans une reprise réflexive mais dans le cours même des situations. Notre objectif est de rendre ces savoir-faire visibles ou sensibles pour permettre une reconnaissance de ceux-ci et contribuer ainsi à leur circulation et à leur transmission.
La formation des professionnels, dans ce contexte, est considérée comme un point crucial. Les réponses apportées traditionnellement par la formation s’inscrivent dans un paradigme qui fait valoir le transfert des connaissances théoriques acquises hors contexte en direction du terrain professionnel sans autre forme de procès, c’est-à-dire comme si les connaissances théoriques se transformaient magiquement en acte. Si les orientations actuelles de la formation marquent un vif intérêt pour les dispositifs de simulation, les jeux de rôle et autres artefact de la réalité du travail, ces innovations ne déploient véritablement leur pouvoir heuristique que lorsqu’elles sont documentées par une connaissance fine des situations de travail, ce qui n’est que très rarement le cas. Connaître le travail implique de prendre au sérieux les pratiques professionnelles et leur autonomie, et d’aller voir dans le détail de leur déroulement, les phénomènes inédits qui s’y déploient. L’enjeu est donc bien là : s’il s’agit de former, quels dispositifs de formation et quels contenus seront pertinents pour permettre aux professionnels de mener à bien les missions qui leur sont confiées.