Dans le contexte de l’exposition qu’elle organise au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Charlotte Laubard (HEAD – Genève, HES-SO) déplie ce qu’elle nomme « l’énigme autodidacte ». Protéiforme, cette énigme interroge les modes d’apprentissage et l’invention artistiques autant que les critères de légitimité qui régissent l’histoire de l’art. À l’aune de la globalisation et de la digitalisation de nos sociétés, Laubard affirme la nécessité d’ouvrir de nouvelles perspectives sur l’autodidaxie. Elle propose de mettre en parallèle la trajectoire d’artistes qui ont fait l’objet de différentes appellations telles que « brut », « outsider », « naïf » avec celle d’artistes des avant-gardes, qui, dans les années 1950, ont dû mettre en œuvre une forme de désapprentissage pour rompre avec la tradition, ou encore de créateurs venus de sphères et cadres d’apprentissage non-occidentaux. Son objectif est de dépasser l’aporie de l’individu génial et seul, vierge de toute culture – mythe qui a contribué à épaissir l’énigme – pour mieux cerner les étapes et les modes d’apprentissage dont la nature, aussi informelle soit-elle, est toujours d’ordre dialogique. Afin d’évacuer les dualismes « primitif vs. moderne », « inné vs. acquis », Laubard substitue à l’étude de la condition de l’autodidacte, celle du processus de l’autodidaxie qui se réalise dans une série d’actions dont certaines caractéristiques sont particulièrement saillantes (notamment l’autofiction, l’indexation, l’appropriation, l’assemblage, la pensée par analogie…). L’attention portée à ces gestes – qui ne sont pas à la marge du champ de l’art contemporain – contribue à démystifier l’énigme et à problématiser la construction de discours et de catégories historiographiques qui répondent toujours à la visée des critiques et des commissaires qui les écrivent.
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