Jâaimerais tracer, Ă partir de certains usages et pratiques, des lignes possibles pour une « aliĂ©nologie », discipline que lâon pourrait dĂ©finir comme lâĂ©tude culturelle de lâalien, situĂ©e aux franges de la science et des arts â dans la mesure oĂč le terme « frange » dĂ©signe un Ă©tat intermĂ©diaire entre deux zones, tel quâil se dĂ©ploie entre science et fabulation, musique et fiction⊠Les deux points dâentrĂ©e de cette aliĂ©nologie seraient lâalien et lâalibi[note]Nous reprenons ici lâassociation des deux termes latins alius-a-ud : « autre » et son dĂ©rivĂ© adverbial alibi : « ailleurs », qui rappellent que la question de lâaltĂ©ritĂ© implique Ă©galement un plan spatial.[/note], pris dans une relation dâimplication rĂ©ciproque : pas dâalien sans alibi, câest-Ă -dire pas de « tout-autre » sans un « tout-ailleurs ». Cette relation ne ferait dâailleurs que souligner les deux extĂ©rioritĂ©s auxquelles sâapplique la dĂ©finition de lâextraterrestre : un ou des individus, des aliens, et un espace ouvert, le cosmos, et donc des ailleurs, des alibis.
Des alibis sans aliens
Pour cette aliĂ©nologie, il serait important dâouvrir une perspective historique qui rĂ©unirait des recherches portant sur le vivant extraterrestre nâhĂ©sitant pas Ă spĂ©culer sur, ou Ă prĂ©ciser ses formes.
Un premier point de repĂšre serait situĂ© dĂšs 1698, dans un ouvrage posthume de lâastronome Christiaan Huygens, Kosmoteoros sive de terris cĆlestibus, earumque ornatu, conjecturĂŠ. Pour Huygens, les extraterrestres se tiennent debout, ont des mains (« pour se servir des instruments de mathĂ©matique », comme il est dit au chapitre XV) et des pieds (« ils marchent comme nous »), et donc des membres infĂ©rieurs et supĂ©rieurs : ils ont des sens, ils voient et ils entendent, mais ils nâont pas nĂ©cessairement de visage. Le parallĂ©lisme entre crĂ©ature terrestre et extraterrestre, qui guide ce propos, est emblĂ©matique de discours articulĂ©s autour de lâuniversalisme, Ă partir desquels vont se dĂ©velopper de nombreuses reprĂ©sentations dâextraterrestres dans le temps : les habitants dâautres planĂštes y sont dâabord dĂ©crits depuis des similitudes avec lâhomme pour nombre de leurs aspects puis, ensuite, comme radicalement diffĂ©rents pour dâautres.
On trouve encore des occurrences de cette thĂ©orie de la pluralitĂ© des mondes (câest sous le titre de Nouveau traitĂ© de la pluralitĂ© des mondes que le livre de Huygens a paru en français, traduit du latin, en 1702) dans le domaine astronomique plus dâun siĂšcle et demi plus tard, chez Camille Flammarion, qui fut aussi vulgarisateur, romancier et journaliste scientifique en plus de ses activitĂ©s Ă lâObservatoire impĂ©rial de Paris. Dans sa grande synthĂšse intitulĂ©e la PluralitĂ© des mondes habitĂ©s (1862), au « Livre V » consacrĂ© à « LâhumanitĂ© dans lâunivers », Flammarion soumet une thĂšse qui accentue plus encore cette omniprĂ©sence de lâhumain dans le cosmos. On peut en rĂ©sumer lâargument en deux principaux termes. La pluralitĂ© des mondes est une consĂ©quence logique de lâuniversalité : elle repose sur « lâexistence irrĂ©futable de Dieu » comme sur « lâuniversalitĂ© de la Nature ». Sous ces conditions universelles, on pourra parler dâune « humanitĂ© collective », que lâauteur considĂšre dans la troisiĂšme partie de ce mĂȘme Livre V dans ses diffĂ©rents dĂ©veloppements : « â Les humanitĂ©s des autres Mondes et lâhumanitĂ© de la Terre sont une seule humanitĂ©.â Lâhomme est le citoyen du ciel.â La famille humaine sâĂ©tend, au-delĂ de notre globe, aux terres cĂ©lestes.â ParentĂ© universelle. [âŠ] ». La perspective dĂ©veloppĂ©e par Camille Flammarion, Ă partir de la thĂ©orie de la pluralitĂ© des mondes et dans cette extension de lâhumain Ă lâunivers, peut ĂȘtre qualifiĂ©e dâanthropocosmique. Elle repose sur un glissement conceptuel occupant une place importante dans lâaliĂ©nologie, puisque lâextraterrestre est en rĂ©alitĂ© un mĂ©ta-terrestre, ce qui restreint considĂ©rablement le cadre de pensĂ©e au sein duquel coexistent alien et alibi.
Plus rĂ©cemment, dâautres hypothĂšses scientifiques se sont attachĂ©es Ă redĂ©finir un cadre conceptuel Ă partir duquel puissent se concevoir les possibilitĂ©s de formes de vies dâĂȘtres extraterrestres. Dans son essai intitulĂ© « LâĂ©volution des extra-terrestres. ThĂ©orie synthĂ©tique de lâĂ©volution et suppositions sur la prĂ©valence de lâintelligence ailleurs que sur terre », Douglas A. Vacoch[note]Initialement publiĂ© dans
Archeology, Anthropology and Insterstellar Communication, VACOCH, Douglas A. [dir.], Nasa History Program Office, 2014, et traduit en français dans « All Aliens »,
Cabaret de curiositĂ©s n°4, Subjectile, Le phĂ©nix scĂšne nationale Valenciennes, Les solitaires intempestifs (coĂ©dition), 2014, pp. 16-29. Douglas A. Vacoch fut directeur du Interstellar Message Composition du SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence)[/note] revient notamment sur le contexte historique au sein duquel des scientifiques associĂ©s Ă la thĂ©orie synthĂ©tique de lâĂ©volution, aux Etats-Unis, au cours de la premiĂšre moitiĂ© du vingtiĂšme siĂšcle[note]Principalement le palĂ©ontologue George G. Simpson, le gĂ©nĂ©ticien Hermann J. Muller, les biologistes et gĂ©nĂ©ticiens ThĂ©odore Dobzhansky et Ernst Mayr.[/note], ont dĂ©veloppĂ© des hypothĂšses sur la vie extraterrestre. Quoique la dimension spĂ©culative de ces rĂ©flexions demeure trĂšs importante, le problĂšme change de formulation, puisquâil convient alors dâinscrire cette question Ă lâintĂ©rieur dâune thĂ©orie scientifique vĂ©rifiĂ©e, celle de lâĂ©volution du vivant sur terre, et dâexaminer les probabilitĂ©s comme les effets de son extension Ă dâautres planĂštes. Pour reprendre certains termes du dĂ©bat, si lâon peut supposer des constantes chimiques et des stabilitĂ©s de lâactivitĂ© biologique dans lâunivers, et si lâon peut disposer encore de modĂšles thĂ©oriques et historiques (la thĂ©orie de lâĂ©volution) pour encadrer mĂ©thodiquement ces spĂ©culations, il reste particuliĂšrement difficile dâĂ©valuer ne seraient-ce que les probabilitĂ©s dâune vie extraterrestre. Poser une relation de ressemblance entre crĂ©atures extraterrestres et crĂ©atures terrestres, ainsi que le font les discours reposant sur lâuniversalisation de la vie sur terre, ne trouve ici aucun Ă©cho. Cette ressemblance serait, a minima, conditionnĂ©e par la convergence de lâĂ©volution du vivant sur terre. Or, comme lâaffirme T. Dobzhansky, des milieux, mĂȘme similaires, ont entraĂźnĂ© une Ă©volution divergente et non convergente sur terre. Il ne peut donc y avoir dâĂ©volution parallĂšle, quand bien mĂȘme des conditions dâĂ©mergence de la vie seraient identiques.
Mais le paradoxe reste entier. Car si la fin du parallĂ©lisme universaliste et scientifique signifie lâimpossibilitĂ© de gĂ©nĂ©raliser les conditions de vie du terrestre Ă lâextraterrestre, puisque rien ne permet dâaffirmer que les forces de lâĂ©volution sur dâautres planĂštes puissent crĂ©er des formes de vie semblables aux nĂŽtres mĂȘme en prĂ©sence de matiĂšres premiĂšres identiques, parallĂšlement, nous ne disposons dâaucun autre modĂšle que celui de la vie terrestre pour penser une vie extraterrestre et lui accorder des formes.
A la fin de son article, Douglas A. Vacoch Ă©voque lâexposĂ© intitulĂ© « Exotic Bestiary for Vicarious Space Voyagers », que fit Bonnie Dalzell, palĂ©ontologue, en 1974 au Smithsonian Museum, se risquant Ă formaliser les apparences de crĂ©atures extraterrestres virtuelles. « En se fondant sur lâhypothĂšse que les planĂštes nâavaient ni la mĂȘme gravitĂ©, ni la mĂȘme tempĂ©rature que la terre, elle imagine des environnements propices au dĂ©veloppement dâune grande variĂ©tĂ© de vie au sol, aquatique et aĂ©rienne » [Vacoch, 2014, p. 27]. Mais nous quittons alors le domaine de la spĂ©culation scientifique pour celui de la fabulation. Comme si la dĂ©finition physique et matĂ©rielle du « tout autre » se jouait dans cet Ă©quilibre, Ă ce point de bascule entre ces deux rĂ©gimes dâhypothĂšse que sont la spĂ©culation et la fabulation, et quâen ce point prĂ©cis se situe clairement une limite de lâexercice scientifique. Câest en franchissant cette limite que lâalibi (lâailleurs) et lâalien (le tout autre) coĂŻncident, que des ĂȘtres et des lieux en viennent Ă coexister notamment dans la science-fiction, favorisant lâapparition de lâAlien en tant que personne.
Le MusĂ©e de l'art extraterrestre, Palais de Tokyo, 26 mai 2011, lors d'une soirĂ©e du cycle intitulĂ© Reboot, avec Peter Szendy Ă gauche, Christophe Kihm Ă droite et une reconstitution de lâatelier de peinture de Alf, le personnage melmacien de la sĂ©rie Ă©ponyme au centre.
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LâaliĂ©nologie ne peut se restreindre Ă cette ligne qui relie science spĂ©culative, fabulation scientifique et science-fiction, car le domaine des arts lui est Ă©galement ouvert Ă travers des pratiques proposant dâautres dĂ©coupes que nous avons pu explorer, pour certaines, avec Renaud Loda et Peter Szendy depuis la crĂ©ation, en 2011, du MusĂ©e de lâart extraterrestre[note]Le MusĂ©e de lâart extraterrestre est une structure qui sâest donnĂ©e pour tĂąche de comprendre les implications de lâextraterrestre dans lâart Ă travers deux lignes de travail : la premiĂšre repose sur le recensement de lâexistence de formes dâart prĂ©sentes sur ou issues de lunes, planĂštes et autres galaxies ; la seconde souligne dans lâextraterrestre une qualitĂ© intrinsĂšque de lâart et un enjeu esthĂ©tique qui traverse certaines de ses formes. Le MusĂ©e a Ă©tĂ© inaugurĂ© au Palais de Tokyo le 26 mai 2011, lors dâune soirĂ©e du cycle intitulĂ©
Reboot, que je dirigeais Ă lâĂ©poque, puis a fait l'objet d'une sĂ©rie d'expositions, notamment Ă LIYH en 2012, d'entretiens et de confĂ©rences.[/note] et auxquels les dĂ©veloppements qui suivent doivent beaucoup. On pourra retenir, pour les situer parmi un ensemble plus vaste, un concept qui traverse les quelques points que je viens dâĂ©noncer briĂšvement participant de lâeffrangement de la science dans la spĂ©culation et la fabulation : lâĂ©change. Car les relations que nous, terriens, entretenons Ă lâextraterrestre, se pensent toujours Ă travers des Ă©changes dans les sciences comme dans les arts.
Mais lâĂ©change, en tant quâopĂ©ration avec laquelle se nouent les relations terrestre-extraterrestre est Ă©galement structurĂ© Ă partir de la rĂ©ciprocitĂ© de deux points de vue : lâextraterrestre et lâextraterrien. Depuis la terre habitĂ©e se pense lâextraterrestre ; depuis le cosmos ouvert se conçoit lâextraterrien : question de perspective. Lâextraterrestre conduit de la terre Ă lâespace ouvert du cosmos alors que lâextraterrien renvoie Ă un espace dĂ©jĂ habitĂ© par l'autre de l'humanitĂ©, lâAlien, qui nous observe depuis un lieu Ă partir duquel se dĂ©veloppe son point de vue. Ce point dâobservation produit nĂ©cessairement des effets de retour sur terre : il nous dĂ©finit, tout dâabord, comme ensemble, câest-Ă -dire comme des terriens humains, et quâil soit posĂ© depuis une fable de lâidentitĂ© ou situĂ© au sol avec un socle, il produit aussi des effets de rĂ©el.
Esthétique de la sidération et aliénation des sens
Je mâarrĂȘterai sur deux exemples relevant de ces perspectives extraterriennes. Le premier appartient Ă la musique, avec Sun RĂą et le dĂ©veloppement dâune perspective aliĂ©nologique et extraterrienne connue sous le nom dâafro-futurisme. Pour mĂ©moire, lâafro-futurisme sâinscrit historiquement dans un rapport critique Ă lâafro-centrisme et participe dâun mouvement dâĂ©mancipation des communautĂ©s afro-amĂ©ricaines aux Etats-Unis Ă partir des annĂ©es 1960 qui se formule notamment dans des propositions artistiques. Alors que lâafro-centrisme inscrit la dĂ©finition de lâidentitĂ© de la communautĂ© afro-amĂ©ricaine dans un mouvement de retour vers la terre-mĂšre, lâAfrique, oĂč se situerait son point dâorigine et ses racines, lâafro-futurisme dĂ©place la question de lâorigine dans un lointain qui dĂ©joue les coordonnĂ©es de lâespace-temps : lâorigine est en effet pensĂ©e depuis un ailleurs extraterrestre (lâalibi de Sun RĂą est la planĂšte Saturne, dont il viendrait), mais aussi avec lâinversion de la flĂšche du temps, puisquâelle est aussi situĂ©e dans un futur. Lâafro-futurisme est une navigation a contrario de tout enracinement. Mais encore faut-il vivre cette Ă©mancipation au prĂ©sent, en traduisant ce dĂ©centrement en excentricitĂ©, en devenant tout-autre dans la pratique de lâart et en faisant de lâart le lieu-mĂȘme â lâalibi, en ce sens â de cette aliĂ©nitĂ©. Les costumes que portaient Sun RĂą et son Intergalactic Solar Arkestra, les rituels organisĂ©s lors de leurs concerts, le langage partagĂ© â tels quâils ont Ă©tĂ© fixĂ©s par les images et les sons du film Space is the Place (1972) â ne seraient rien sans lâĂ©trangetĂ© radicale des formes de la musique de Sun RĂą et de son orchestre, Ă lâorigine dâune esthĂ©tique de la sidĂ©ration. Car câest dans le passage du sidĂ©ral au sidĂ©rant que la proposition de Sun RĂą trouve sa force et devant cette musique portĂ©e Ă des seuils dâintensitĂ© nouveaux que lâauditeur est sidĂ©ré : entre stupeur et joie, les mots lui manquent pour dĂ©crire ce quâil entend ; dans cette situation de grande rĂ©ceptivitĂ©, sans voix, il reçoit la prĂ©sence de lâautre sans pouvoir sâadresser Ă lui. Cette esthĂ©tique de la sidĂ©ration demanderait certainement les complĂ©ments dâune Ă©tude exo-musicologique pour prĂ©ciser ses formes, mais il est possible de dĂ©duire, plus directement, de cette pratique, que les arts peuvent devenir un âalibiâ Ă partir duquel se dĂ©veloppent des points de vues extraterriens ; que lâesthĂ©tique est un lieu privilĂ©giĂ© pour dĂ©velopper cette aliĂ©nation des sens (qui participe avec Sun RĂą dâune Ă©mancipation des sujets) ; voire mĂȘme que toute esthĂ©tique est une fabrique hĂ©tĂ©rologique â et par voie de consĂ©quence, dans ses intensitĂ©s les plus hautes, aliĂ©nologique â du sentir.
Il reviendrait encore Ă lâaliĂ©nologie de prĂ©ciser comment, Ă partir de lâextraterrien, lâesthĂ©tique sâenrichit de dĂ©sorientations/rĂ©orientations dans le sensible et de comprendre sous quelles conditions sâopĂšrent ces mouvements pour la vue, lâouĂŻe, le toucher. Puis, enfin, de saisir comment ces maniĂšres de sentir et de penser seraient aussi et dĂ©jĂ , en nous. « Je est un tout autre », pourrait, dĂšs lors, et pour reprendre une cĂ©lĂšbre formule rimbaldienne, devenir un mot dâordre de cette aliĂ©nation de nos sens.
Mon second exemple, qui ne passe plus par la fiction ou la fabulation, mais par une position du corps et du regard, donne Ă ce mot dâordre une actualitĂ© saisissante qui confine Ă©galement Ă lâesthĂ©tique de la sidĂ©ration.
Le Socle du monde (1961) de Piero Manzoni est une sculpture en acier de 82 Ă 100 Ă 100 cm posĂ©e au sol dans le jardin du Herning Kunstmuseum (Danemark). LâopĂ©ration rĂ©alisĂ©e par cette Ćuvre est simple, puisquâelle consiste, comme son titre lâindique, Ă socler le monde. Mais ce titre gravĂ© Ă lâenvers dans lâacier « Socle du Monde. Socle magique n° 3 de Piero Manzoni. 1961. Hommage Ă GalilĂ©e. » implique deux renversements. La sculpture est moins le socle en acier que ce quâelle porte, câest-Ă -dire la terre ou le monde, dâoĂč son hommage Ă GalilĂ©e. Comme elle est gravĂ©e Ă lâenvers, cette inscription renverse Ă©galement le point de vue de celui ou de celle qui la regarde, debout, devant le socle.
Le Socle du monde est donc un point depuis lequel se produit, dans le champ du sensible, un double renversement : celui dâune terre posĂ©e sur un socle qui ne repose sur rien (mais sur lequel repose la terre) et dâun regard qui les surplombe, en contre-plongĂ©e, qui constate et contemple ce dĂ©tachement. La Terre est donc rendue avec lui au cosmos dans lequel elle flotte et « je » est comme dĂ©tachĂ© du sol sur lequel il se tient pourtant debout.
Nous sommes donc saisis par un vertige, puisque nous voyons le monde et nous-mĂȘmes depuis une perspective Ă la fois du dehors (celui dâun tout autre extraterrien) et pourtant bien du dedans (notre vision terrestre). En cela, le
Socle du monde permet-il Ă cette aliĂ©nogie du regard de se dĂ©velopper, telle que le personnage dâItalo Calvino, Mr. Palomar, cherchait Ă lâatteindre sans y parvenir : « DorĂ©navant le fait que Monsieur Palomar regarde les choses du dehors et non du dedans, ne suffit plus : il les regardera avec un regard qui vienne du dehors, et non du dedans de lui. Il essaie dâen faire aussitĂŽt lâexpĂ©rience : ce nâest pas lui qui regarde maintenant, mais le monde du dehors qui regarde au-dehors. Cela dĂ»ment Ă©tabli, il regarde autour de lui dans lâattente dâune transfiguration gĂ©nĂ©rale. Rien. Câest lâhabituelle grisaille quotidienne qui lâentoure. Il faut tout Ă©tudier Ă nouveau depuis le dĂ©but. Il ne suffit pas que le dehors regarde au-dehors : câest de la chose regardĂ©e que doit partir la trajectoire qui la relie Ă la chose qui la regarde. (âŠ) Les occasions de ce genre ne sont certes pas frĂ©quentes, mais elles devraient pourtant se prĂ©senter tĂŽt ou tard : il suffit dâattendre que se vĂ©rifie une de ces heureuses coĂŻncidences oĂč le monde veut regarder et ĂȘtre regardĂ© au mĂȘme instant, et que Monsieur Palomar se trouve Ă passer par lĂ . Ou bien, Monsieur Palomar ne doit mĂȘme pas attendre, parce que ces choses-lĂ nâarrivent que lorsquâon sây attend le moins[note]Calvino, Italo,
Palomar, Paris : éditions du Seuil, 1985, pp. 112-113.[/note]. »
En passant devant le
Socle du Monde, Monsieur Palomar aurait certainement pu toucher un pan de ce Ă quoi il aspirait : depuis la terre, qui le regarde, joindre cette perspective extraterrienne comme arrachĂ© Ă son sol, depuis ce sol mĂȘme dâoĂč il la regardeâŠ
Comme le remarquait Peter Szendy, sâappuyant sur le cĂ©lĂšbre texte dâE. Husserl « Lâarche-originaire Terre ne se meut pas » [1934] : « Pour Husserl, mĂȘme si la Terre se dĂ©place, et mĂȘme si je peux la quitter en Ă©tant âtransportĂ© sur le corps lunaireâ ou sur quelque autre « corps lointainâ, je serai toujours dĂ©jĂ prĂ©cĂ©dĂ© lĂ -bas par un ancrage dans une Terre transcendantale qui mâaccompagne partout et sans laquelle je nâaurais nulle expĂ©rience du mouvement, peut-ĂȘtre mĂȘme nulle perception sensible en gĂ©nĂ©ral. Et cette archi-Terre, elle ne se meut donc pas, elle est toujours lĂ oĂč je suis[note]In Christophe Kihm et Peter Szendy, « Dialogue sur lâart extraterrestre », revue
Textuel nouvelle sĂ©rie n°1, Laurent Zimmermann [dir.], «Â
LâAnticipation », Editions Hermann, 2014
.[/note]. » Mais le
Socle du Monde propose une autre liaison entre « je » et cette « archi-terre » dont il ne peut se sĂ©parer selon Husserl[note]Dont on pourra dâailleurs noter quâil sâinscrit en parallĂšle des coordonnĂ©es mĂ©ta-terrestres de lâalien pensĂ© par la pluralitĂ© des mondes. Voir supra.[/note], en affirmant que je suis toujours, aussi, arrachĂ© Ă la terre lorsque jây suis attachĂ©. Et si je suis pris de vertige dans la singuliĂšre position de contre-plongĂ©e Ă laquelle ce
Socle mâassigne, bien quâil ne sâagisse pourtant que de la posture la plus banale qui soit, Ă savoir ĂȘtre simplement debout, câest parce que jâĂ©prouve simultanĂ©ment, cet attachement et cet arrachement : jâĂ©prouve non seulement que je est un tout autre, mais aussi quâici est un tout ailleurs.
Câest avec ces possibilitĂ©s de penser et de sentir Ă dâautres Ă©chelles telles quâelles sont impliquĂ©es par ces aliĂ©nations, avec ces autres saisies du rĂ©el et ces nouvelles perspectives que je vous laisse, convaincu quâelles peuvent encourager Ă se dĂ©faire, pour ce « je » qui est un « tout autre », de son « point de vue » par dĂ©finition anthropocentrĂ©, mais aussi de son ancrage gaiacentrique, puisquâici est Ă©galement un ailleurs.
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