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Gilles Deleuze aimait à répéter que l’herbe pousse au milieu, et par le milieu dans le sens où elle participe et se nourrit dans le même temps du milieu, de son environnement. Elle croît littéralement par son centre, non pas du bas vers le haut, mais dans tous les sens, à chaque instant. C’est cette image que reprend Emanuele Coccia lorsque, dans La vie des plantes, il évoque la fonction cosmique des arbres, au sens littéral du terme : la croissance des végétaux est mue par une force énigmatique qui les engage à s’enraciner sans cesse au plus profond dans la terre, notre planète, tout en faisant pousser leurs branches et leurs feuilles vers les astres. Selon le philosophe, qui a élaboré de superbes « théorie de la feuille » ou « théorie des racines », ce sont les arbres, et non pas les hommes, qui font silencieusement le lien constant avec le cosmos. L’anthropologue Eduardo Kohn pense également, après avoir observé durant plusieurs années les pratiques de populations d’Amazonie qu’il y a bien une « pensée de la forêt », qui s’organise dans la relation en tous sens entre les humains et la multiplicité des non-humains qui la peuplent. Enseigner par le milieu est ainsi être une manière de penser l’école comme un environnement, contre toute forme de spécisme, milieu au sein duquel la différence entre les êtres est la condition première de la relation. Le « multinaturalisme » que décrit l’anthropologue Edoardo Viveiros de Castro dans ses études de la culture des sociétés traditionnelles au Brésil est à ce titre des plus inspirants pour penser un modèle pédagogique fondé sur la « différence infinie » dont parle Kohn. Une différence qui repose sur l’accueil de l’altérité au sein de l’enseignement, qui doit s’engager à voir cette différence, à l’inclure. Il n’y a aucune raison objective qu’une école, que l’art contemporain, que les musées restent inaccessibles au plus grand nombre, ce qui reste, malgré tous les processus dits de démocratisation, encore trop vrai. Ici, une tâche majeure d’ouverture reste à accomplir. « Tout ce qui est bon vient de la culture populaire, et tous les textes importants s’y rapportent d’une manière ou d’une autre », aimait à dire un ami exégète de la musique populaire. Il y a peut-être ici une voie à suivre.*
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/Pauline_Beaudemont_low-1024x684.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/Pauline_Beaudemont_low-1024x684.jpg)
Pauline Beaudemont, art sous hypnose, workshop, HEAD – Genève, Boulevard Helvétique, 2016. Photographie : © HEAD – Genève
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Dans un entretien au sujet de l’enseignement, Roland Barthes émet l’hypothèse que jusqu’à la fin du XIXe siècle, la littérature, ou l’histoire de la littérature – nous pourrions dire aujourd’hui l’histoire de l’art, des arts, de la culture – constituait une mathesis, autrement dit un ensemble de savoirs clos, fini, qu’il convenait d’apprendre pour se repérer dans un espace défini, institué. Alors que les limites de ce champ sont aujourd’hui ouvertes, en apparence infinies, planétaires, en reconfiguration constante, que les domaines du savoir sont devenus pluriels, interconnectés, sans autonomie, l’histoire est visualisée comme une matière tressée, tissée, à l’image d’une étendue, un textile, un tissu – en anglais fabric, et ce terme ajoute à la dimension manufacturée de la matière du savoir – un plan sans limite, avec ses pliures, ses zones d’ombre, ses dimensions parallèles, dont l’objet est d’être lu, interprété. Contre le « spécialisme », l’enseignement par le milieu refuse la manière dont la spécialisation académique, née avec l’invention du corporatisme universitaire au Moyen Âge, a sans cesse tenté de brider la volonté de savoir, les excès de curiosité, à travers une visée moraliste engagée dans le châtiment intellectuel du savoir planétaire, encyclopédique, multidisciplinaire des Anciens. L’école d’art autorise l’inscription dans cette tradition, peut-être semi-imaginaire, peut-être semi-réelle, qui imagine elle-même qu’on comprend mieux l’art en lisant de l’anthropologie, en parlant d’astronomie, ou de critique musicale. Le but de l’analyse par le milieu est donc de suivre, avec attention, avec cette attention microscopique, amoureuse du détail, qui caractérise l’étude barthésienne, la circulation des objets pris dans des systèmes de relations complexes. Cet espace de pensée mobile autorise une méthode spécifique et caractéristique, par ailleurs, d’un rapport au savoir qui implique, pour reprendre une distinction chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari, non pas d’observer des phénomènes à distance, mais plutôt de suivre des flux, repérer des singularités, accompagner des variations « en cheminant sur elles ». L’enseignement par le milieu, à l’instar de l’enseignement de Roland Barthes (qui prenait la forme d’un séminaire), est un espace anomique, c’est à dire sans pouvoir. Ou plutôt, dans cette forme d’enseignement, la manière dont les corps sont co-présents, dont les relations entre les participants sont organisées, dont l’affect, les désirs, la liberté sont pris en compte, le pouvoir y est réparti autrement, il y est mis en commun, et distribué collectivement. L’autorité y est partagée, dans la circulation de la parole, et le rôle de l’enseignant est de créer les conditions du maintien de ce flux de pensées, d’idées, de contradictions qui permettent de faire advenir quelque chose d’imprévu. À travers un processus d’interprétation, bien connu des personnes qui pratiquent l’art de la conversation artistique, nourrie d’associations, une idée en amenant une autre, et encore une autre, la fin de la conversation – par ailleurs potentiellement infinie, en tous cas toujours inachevée – n’ayant plus de rapport avec le début, le cercle pédagogique a pour fonction de produire un « autre texte » à partir des textes tressés dans l’histoire, un texte encore inconnu des participants, mais aussi de l’enseignant lui-même.*
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/Marie-Bette-Manoir-de-Cologny-683x1024.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/Marie-Bette-Manoir-de-Cologny-683x1024.jpg)
Marie Bette, <em>Sea lion foot</em>, 2016, vue de l’exposition <em>Talisman</em>, Manoir de Cologny, 2016. Photographie : © Samuel Lecocq, HEAD – Genève
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Si l’école est un milieu, elle est aussi au milieu, elle pousse, comme les herbes de Gilles Deleuze, « entre » d’autres choses. Noam Chomsky, dans son manifeste au sujet de L’Éducation humaniste rappelle qu’au mieux la moitié de ce que nous apprenons nous est transmis à l’école. Le reste nous est inculqué à l’extérieur, dans notre famille, au contact de nos amis, par l’expérience, dans la vie. Cette information troublante pour toute personne passionnée par l’enseignement peut aider à relativiser le rôle de l’institution pédagogique, tout comme elle révèle les inégalités sociales intolérables face à l’éducation. Pour autant, elle pointe aussi la nécessité de penser l’école en lien avec l’espace social au sein duquel elle existe et sans lequel elle ne peut, en un sens, pas se développer. Si l’école d’art est nécessairement un espace ouvert, en tant qu’elle s’articule sur des relations avec le monde, qu’il soit emporté avec lui par les enseignants depuis le monde extérieur, ou que le monde – et notamment le monde de l’art – entre dans l’école par différents biais – qui peuvent aller des alliances avec ce qu’on appelle la scène, aux partenariats institutionnels, en passant par le « how-to » ou « kit de survie » pédagogique pour le futur des étudiants dans le monde réel – elle est aussi un espace qui se construit face à une société dans tous ses aspects, donc dans une certaine mesure potentiellement en opposition à un certain nombre de phénomènes par rapport auxquels il est nécessaire de prendre position. La puissance de l’enseignement par le milieu réside ainsi dans sa capacité à agir en relation avec les forces qui régissent d’un côté l’espace de la production à l’issue des formations qu’il dispense, et avec la société plus largement. L’ouverture de l’école au « milieu » est donc un processus à double détente, qui implique de s’interroger sur les objectifs de cet accueil, au sein de la sphère pédagogique, des acteurs et des réseaux professionnels auxquels ils sont liés. L’enseignement par le milieu, en ce sens, est pris dans une tension qui peut être des plus efficaces, mais aussi ambiguës, en tant qu’il institue un état de fait face auquel toute la distance critique est requise, tout en autorisant une critique de ce milieu, et la possible transformation, contamination de celui-ci par les acteurs formés dans l’école. Il reflète par ailleurs la fluidité des engagements politiques contemporains, que le système de l’art incarne de manière particulièrement cruciale aujourd’hui.*
![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/The-order-of-noise_low-1024x684.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/The-order-of-noise_low-1024x684.jpg)
Paolo Thorsen-Nagel, <em>Sonic Shelter</em>, dans le cadre de <em>The order of noise. An art/music symposium</em>, HEAD – Genève, 2016. Photographie : © Juliette Russbach, HEAD – Genève
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![/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/MindMachineMatterISRRome-1-1024x683.jpg [missing img]](/head/issue/sites/head_issue/files/migrations/inline-images/MindMachineMatterISRRome-1-1024x683.jpg)
<em>Mind, Machine, Matter</em>, HEAD x ISR Summer Academy, Istituto Svizzero di Roma, 2017. Photographie : © Chloé Delarue, HEAD – Genève
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Il y a quelques mois, j’avais été invité à écrire un texte pour les besoins d’un livre sur l’enseignement de la théorie dans les écoles d’art. J’avais alors accepté avec enthousiasme l’idée de tenter d’écrire sur ma pratique, et je pensais avoir un nombre important d’idées à communiquer à ce sujet, tout en me réjouissant de pouvoir les synthétiser dans un essai qui me semblait assez aisé à produire. Pour une raison qui me restait alors inconnue à l’époque, je n’ai jamais réussi à finir ce texte. Aujourd’hui, les raisons de cet abandon me semblent plus claires. S’il m’a toujours été aussi difficile de mettre en forme une théorie de l’enseignement artistique, au point que j’ai depuis plusieurs années toujours été contraint de trouver des biais détournés pour parler de ma pratique, que ce soit sous la forme de notes éparses, de lettres, d’entretiens imaginaires, de prose, c’est qu’enseigner dans une école d’art repose sur une certaine idée de la fluidité, sur des processus insaisissables qu’il m’a toujours semblé difficile à fixer dans une quelconque théorie, sur une forme d’éternel recommencement. Écrire sur l’enseignement, lorsque l’on aime vraiment cela, c’est aussi difficile que d’écrire sur l’amour.*
De ce constat découle la nécessité de répondre à l’engagement d’un penseur comme Walter Benjamin qui passa une grande partie de sa vie intellectuelle, envers et contre nombre de ses détracteurs, à refuser l’interprétation pour privilégier une méthode que l’on pourrait appeler constellationnelle : à travers ses écrits dans lesquels les ellipses, la distance par rapport à l’analyse, l’ascèse méthodologique de la disposition de points dans un espace non reliés, on trouverait un modèle de pensée d’un système d’enseignement, de conversation, de questions sans réponses qui ouvrent un espace pour que le sens se déploie, se déplie, et croisse par le milieu. Ce texte s’est ainsi autorisé quelques ellipses. L’apprentissage, tel que j’ai pu le pratiquer, me semble être profondément lié à une forme de disponibilité à cette différence, à cette ouverture à l’expérience qui induit que le discours bute sur un sentiment de non-nécessité à produire une quelconque généralité. Et l’expérience m’a montré que la dimension hasardeuse de la transmission place la situation d’enseignement dans une relation fragmentaire au savoir, que ces notes essaient de refléter. J’ai donc opté pour une forme qui associe elle-même des fragments, collectés au fil de huit années de travail au sein de la HEAD – Genève, un peu comme on ferait une exposition, ou un cours si on est un curateur qui aime la logique du montage.*
Invité à donner un séminaire à la Cooper Union à New York à la fin des années 1970, Paul Thek avait imaginé de commencer de s’adresser aux étudiants par le biais d’un long questionnaire dont je reproduis ici un fragment. Ce texte, qui est à la fois un manifeste pédagogique sous la forme de questions, et dont les réponses doivent être données, ou pas, par les étudiants, est aussi un poème lyrique, moderne, enflammé, une déclaration d’amour à l’art et aux formes de vie, aux attitudes qu’il autorise. Il est une manière de créer de manière subjective, engagée, courageuse, un climat de confiance au sein de la classe, confiance qui permette cette interpénétration de la vie d’artiste, d’enseignant, et d’être humain que son œuvre induisait, et qu’une école d’art peut préserver encore aujourd’hui, malgré la puissance de toutes les forces d’académisation, les visées néo-conservatrices, le pouvoir de l’économie libérale qui se fondent sur la séparation entre les êtres. Ce texte, qui est aussi une lettre que l’artiste s’adresse à lui-même est une manière de s’interroger sur sa propre position, son économie radicale, collective, transgressive, incertaine, inspirée, qui l’a mené à faire exister dans le monde parmi les projets le plus ambitieux, intimes et poétiques de notre temps, pour ensuite le faire chavirer, œuvrer dans la solitude et la précarité, la maladie. Il est un appel à créer du commun, un environnement en miroir de la manière dont son œuvre disparate, insaisissable, est devenue aujourd’hui une matrice partagée, et l’une des sources d’inspiration majeures de notre génération. Mais ces Teaching notes, sous-titrées 4-dimensional design, sont avant tout une méditation sur ce que représente le fait d’être artiste, avec toute l’intensité, la générosité et l’excès, la sensibilité extrême, la fragilité cristalline et la force vitale, indestructible, qui en constituent le pendant.*
What is eternity ? What is love ? What is art ? What is a symbol ? What is religion ? What is psychology ? Who are your role models ? Who is the person closest to you at the moment ? Who is the person physically closest to you at the moment ? What in your life is the greatest source of pleasure ? How do you know you like someone ? How do you know that someone is interested in you ? How do you know that you are happy, sad, nervous, bored ? What does this school need ? This room ? You ? This city ? This country ? What is an abstraction ? What is a mystery religion ? What would it be like if you behaved with absolute power ? Redesign a rainbow. Make a French-curved rainbow. Design a labyrinth dedicated to Freud, using his photos and his writings. Design a torah. Design a monstrance. Illustrate the Godhead. Add a station to the cross. Design an abstract monument to Uncle Tom. … Make a paperdoll of yourself. L'auteur remercie Ambroise Tièche pour sa relecture. Crédit cover: Guillaume Dénervaud, installation, HEAD – Genève, Boulevard Helvétique, 2014. Photographie : © HEAD – Genève