Ramses Wissa Wassef, Art Centre, Harrania, Egypte, 1952–74. Fils de laine colorés avec des colorants végétaux naturels

L’auteure remercie les éditions De Gruyter pour l’autorisation de publier le présent texte qui, traduit en anglais, constitue l’introduction de l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé sous le titre A Show of Hands: Crafting Concepts in Contemporary Art, Berlin, De Gruyter, 2025.

En ouverture de l’exposition des Albers au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, une huile sur toile de Joseph et une tapisserie d’Anni sont placées côte-à-côte[note]Julia Garimorth (dir.), Anni et Josef Albers. L'art et la vie, Paris, Paris Musées, 2021.[/note]. Passant de l’une à l’autre, on en oublie les différences entre les deux médiums. La superposition des couleurs donne au plan une épaisseur qui rejoint celle de l’entrecroisement du tissage. Sous la peinture, on aperçoit la trame du textile. Y a-t-il encore lieu de distinguer tableau et tapisserie ? N’est-on pas plutôt devant un tissu recouvert de peinture et une peinture faite de fils colorés ?

Dernièrement, le regard porté sur la place qu’art et artisanat occupent l’un par rapport à l’autre a changé. En préambule d’un hors-série d'Images re-vues, Francesca Cozzolino et Thomas Golsenne constatent que les frontières qui les séparaient sont devenues « poreuses »[note]Francesca Cozzolino et Thomas Golsenne (dir.), « Par-delà art et artisanat. Approches processuelles et matérielles de la création », Images re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art, 2019. https://doi.org/10.4000/imagesrevues.6321[/note]. Là où Elissa Auther a étudié les productions d’artistes tisseuses, post-minimalistes et féministes dans trois chapitres distincts afin de rendre compte de la hiérarchie de l’art et du craft[note]Elissa Auther, String, Felt, Thread: The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.[/note], Julia Bryan Wilson examine la portée politique du textile en s’appuyant indifféremment sur des cas issus de l’un ou de l’autre[note]Julia Bryan Wilson, Fray: Art and Textile Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2017.[/note]. Une autre façon d’aller au-delà des limites entre ces deux pôles réside dans la description de l’un au moyen de traits habituellement attribués à l’autre. Glenn Adamson relève ainsi la capacité du craft à donner lieu à une réflexion théorique[note]Glenn Adamson, Thinking through Craft, Oxford, Berg, 2007.[/note]. On peut aussi partir de l’art conceptuel, le mouvement qui, au XX^e siècle, associe le plus clairement art et idée, pour se demander ce qu’il en est de sa matérialité[note]Voir Christian Berger, Conceptualism and Materiality: Matters of Art and Politics, Leiden et Boston, Brill, 2019.[/note] ou de la manière dont il est exécuté.

Une première publication issue de notre recherche sur les modes de production de l’art contemporain a réuni des entretiens avec des artistes et des acteur·ices de la réalisation d’œuvres[note]Ileana Parvu, Jean-Marie Bolay, Bénédicte le Pimpec, et Valérie Mavridorakis (dir.), Faire, faire faire, ne pas faire. Entretiens sur la production de l’art contemporain, Genève et Dijon, Haute école d'art et de design et Les presses du réel, 2021.[/note]. Elle entendait s’interroger sur la place que la main tient dans des pratiques peu manuelles. A Show of Hands pose différemment le problème du faire. Notre point de départ n’est pas ici le statement dans lequel les artistes conceptuels – souvent en contradiction avec leur propre pratique – prétendent que l’exécution des œuvres possède une importance relative. La question du craft ne survient pas dans un second temps ; avec celle de l’art, elle constitue d’emblée l’ancrage que nous donnons à notre réflexion. Pour autant, les cas étudiés dans ce livre ne résultent pas forcément d’un faire autographe. Si les mains de l’artiste ne sont pas toujours effectivement au travail, le craft fait partie des données des œuvres en tant que notion. A tout le moins, c’est sur un plan théorique et critique qu’il est présent et lié au concept.

Un autre point distingue A Show of Hands de la publication précédente sur le faire. Art et artisanat sont pensés ici à partir d’œuvres qui n’appartiennent pas seulement au monde nord-américain et ouest-européen. Ce livre présente un corpus ouvert sur les pratiques d’autres continents. On voudrait annoncer des modalités d’examen d’œuvres qui reposent sur l’adoption de perspectives différentes et spécifiques. Mais comment un tel propos pourrait-il s’accommoder de l’étude des rapports entre art et artisanat ? Ce sont là des notions qui possèdent une longue histoire européenne. Dans un contexte colonial, elles furent plaquées sur des cultures du faire autres, sans aucun égard pour leurs divergences foncières. Le fait que le système européen s’est imposé comme seule manière valable de penser l’art a entraîné la destruction de la singularité des pratiques locales. Remonter dans le temps pour retrouver des modes de faire d’avant la colonisation est sans doute illusoire[note]Ce que Frantz Fanon dit de la langue aux Antilles ou des mécanismes psychologiques à Madagascar vaut assurément pour les manières de faire. Le bouleversement qu’a produit la colonisation est responsable de leur disparition. Voir Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, pp. 22 et 78.[/note], mais du moins pouvons-nous observer comment les notions européennes d’art et d’artisanat sont pensées et mises à l’épreuve dans les œuvres d’artistes contemporains d’autres parties du monde.

Le faire manuel et artisanal a sans doute sous-tendu une grande partie de la production artistique, mais, malgré l’accent qui est actuellement mis sur l’intrication de l’art et du craft, ce n’est pas sous cet angle que nous posons ici la question de leurs rapports. L’histoire de l’art en Occident correspond à celle de sa séparation d’avec le craft. On pourrait aller jusqu’à soutenir que la notion d’art, telle qu’elle est construite au moins depuis la Renaissance italienne, repose sur l’extirpation de ce qui, dans son champ, a trait au travail de la main[note]Georges Didi-Huberman estime que Vasari a passé sous silence la contribution apportée par les artisans de la cire (ceraiuoli) à la réalisation de sculptures de Donatello ou de Verrocchio. Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes lui apparaissent ainsi comme une invention de « quelques légendes bien ficelées ». Voir « Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait "sur le vif" », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 106, n°2, 1994, p. 430-431.[/note]. Au regard de cette histoire, sur laquelle nous nous fondons pour examiner l’art et l’artisanat du point de vue de leur dissociation, l’art conceptuel anglo-américain apparaît comme une redite. Une fois de plus dans la seconde moitié des années 1960, l’idéalisme prévaut[note]Cela n’a pas empêché Mel Bochner d’apporter un correctif à l’art prétendument conceptuel en inscrivant en 1970 à même le mur de la Dwan Gallery de New York : « Language is not transparent. » Voir James Meyer (dir.), Dwan Gallery: Los Angeles to New York, 1959–1971, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 84.[/note]. Joseph Kosuth fait coïncider l’œuvre avec l’idée. Et Sol LeWitt estime qu’en matière d’art, c’est au concept qu’il faut attacher la plus grande importance.

Là n’est pourtant pas toute l’histoire de l’art dit « conceptuel ». Ses liens avec le craft sont nettement plus étroits que ne le suppose Michael Petry quand il estime qu’il a fallu attendre l’essoufflement du conceptualisme pour que les artistes se soucient à nouveau du bien faire artisanal[note]Michael Petry, The Art of Not Making: The New Artist/Artisan Relationship, Londres, Thames & Hudson, 2011, p. 6.[/note]. Pour s’en tenir à LeWitt, l’artiste n’a jamais considéré que l’idée à elle seule constituait déjà l’œuvre : il fallait encore qu’elle prenne forme. Et le travail se devait d’être exécuté de la meilleure manière possible : « Le plan existe en tant qu’idée mais il a besoin d’être traduit dans sa forme optimale[note]Sol LeWitt, « Faire des dessins muraux » [1971], dans Béatrice Gross (dir.), Sol LeWitt, trad. par Catherine Vasseur, Metz, Centre Pompidou-Metz, 2012, p. 226.[/note]. » Les Wall Drawings n’ont certes pas toujours bénéficié d’une exécution des plus soigneuses[note]I. Parvu et al., Faire, faire faire, ne pas faire, op. cit., pp. 143-144.[/note]. Il a parfois suffi que le plan soit simplement respecté. LeWitt n’a cependant pas tardé à former ce qu’il dénommait des « draftsmen », des assistants attitrés, chargés de mener à bien la réalisation de ses Wall Drawings[note]Ibid., pp. 101-147.[/note]. L’importance accordée aux compétences techniques et aux tours de main n’a dès lors pas cessé de grandir au point de rivaliser avec celle de l’idée.

Mais le soin apporté à l’exécution des Wall Drawings n’est pas tout. Il ne serait pas exagéré de considérer les textes de LeWitt comme une théorie sur le faire artistique. Dans ses « Paragraphs on Conceptual Art » de 1967, le partage entre conception et exécution ne fait pas un pli[note]S. LeWitt, « Paragraphs on Conceptual Art », Artforum, été 1967, repris dans Alexander Alberro et Blake Stimson (dir.), Conceptual Art: A Critical Anthology, Cambridge, MA et Londres, The MIT Press, 1999, pp. 12-16.[/note]. En bonne tradition aristotélicienne, l’idée sort de la tête de l’artiste et elle est réalisée par l’artisan. Rien ne vient perturber le rapport entre le plan et son exécution : on pourrait dire qu’il est transparent. Quelques années plus tard, la question se complique. Dans « Doing Wall Drawings » publié en 1971, il est en particulier un mot qui revient. Le verbe « interpréter » du début du texte est repris dans le troisième paragraphe sous la forme du substantif « interprétation[note]S. LeWitt, « Faire des dessins muraux », art. cité, p. 226.[/note] ». Le plan « est interprété par le dessinateur ». « L’artiste doit autoriser diverses interprétations de son plan. » S’il faut traverser l’épaisseur de l’interprétation pour parvenir à exécuter un Wall Drawing, c’est que le faire ne réside pas simplement dans la matérialisation d’une idée. « Le dessinateur perçoit le plan de l’artiste, puis le réorganise selon son expérience et sa compréhension propres[note]Ibid.[/note]. »

Aucune instruction ne peut épuiser le champ du faire. Quand il se met au travail, le draftsman doit régler toute une série de questions qui ne figurent pas dans le plan. Comme l’écrit LeWitt, il doit prendre des « décisions »[note]Ibid.[/note]. Mais il y a plus. Ces décisions ne relèvent pas uniquement de l’exécution du Wall Drawing ; elles font également partie de sa conception. « Des décisions sont prises par le dessinateur, à l’intérieur du plan, en tant que parties du plan. »[note]Ibid. Je souligne.[/note] Le faire bascule ici dans l’idée. La ligne de démarcation, que LeWitt avait tracée en 1967, se brouille : exécuter une œuvre est aussi affaire de conception. Emilie Parendeau ne s’y est pas trompée. La pratique de l’artiste française réside dans l’activation des œuvres d’autrui. Quand elle a choisi de travailler à partir du Wall Drawing # 43 (1970) de LeWitt, on se serait attendu qu’elle assume la fonction de draftsman et qu’elle réalise cette œuvre[note]I. Parvu et al., Faire, faire faire, ne pas faire, op. cit., pp. 162-173.[/note]. Il n’en a rien été. Elle a, au contraire, à son tour délégué l’exécution du Wall Drawing. Son « A LOUER # 6 » (2011) consiste dans la modification du plan de l’œuvre, qu’elle a complété en ajoutant la mention « from edge to edge » (d’un bord à l’autre)[note]Emilie Parendeau, « A LOUER # 6 », Mosquito Coast Factory, Campbon, 2011. https://www.alouer-project.net/?alouer=6[/note]. Parendeau est ainsi intervenue dans la conception même de la pièce de LeWitt.

Dans l’histoire occidentale de l’art, le dessin est de tous les médiums celui qui se trouve le plus étroitement lié avec l’intellect[note]Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l'empreinte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 93.[/note]. C’est lui qui sert à véritablement extérioriser l’idée. Aussi l’emplacement de la ligne qui, dans le travail de LeWitt, sépare le concept du faire manuel est loin d’être anodin. Est-il seulement possible de déléguer l’exécution de ce que l’on a en tête ? Pour pouvoir exécuter un dessin, il faut forcément, à un moment donné et malgré les instructions dont on dispose, assumer une fonction de concepteur·ice. C’est toute cette part incompressible de la conception nécessaire à l’exécution que LeWitt met en évidence quand il écrit : « Les contributions du dessinateur ne sont pas anticipées par l’artiste, même quand lui, l’artiste, est le dessinateur[note]S. LeWitt, « Faire des dessins muraux », art. cité, p. 226.[/note]. » On pourrait voir dans la mise en place du protocole des Wall Drawings un moyen pour s’interroger sur ce que faire veut dire. A cet endroit, LeWitt rejoindrait Duchamp. Car ni la délégation du travail, ni le readymade n’équivalent à un refus du faire. L’une et l’autre constituent plutôt les points limite d’une expérimentation. L’exécution de l’œuvre est mise à l’épreuve aux deux extrêmes : ne pas faire et faire comme un artisan.

Au début de la seconde moitié des années 1990, Georges Didi-Huberman s’est attaché à réintroduire la « question technique » dans la discussion de l’œuvre duchampien[note]G. Didi-Huberman, L’empreinte, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997, repris dans La ressemblance par contact, op. cit., p. 215.[/note]. Il a montré qu’il vaut d’articuler le readymade avec ce qui se présente comme son antipode, le faire manuel et artisanal : « Voilà pourquoi l’"abandon du métier", que semble signer le readymade, doit être dialectiquement articulé avec une série de propos où Duchamp revendique le "faire", et particulièrement le faire artisanal[note]Ibid., p. 208.[/note]. » Une vingtaine d’années plus tard, Lars Blunck adopte ce même point de vue dans l’étude qu’il consacre aux readymades[note]On peut à ce titre s’étonner que Lars Blunk ne se réfère pas à Georges Didi-Huberman, dont il ne mentionne le livre que d’une manière très marginale. L. Blunck, Duchamps Readymade, Munich, Edition Metzel, 2017.[/note]. Il constate, pour commencer, que Duchamp a abondamment employé, dans ses notes, le verbe « faire »[note]Ibid., p. 15.[/note]. Quand l’artiste se demande si l’on peut « faire des œuvres qui ne soient pas d’art », cela veut dire, selon Blunck, deux choses contraires[note]Ibid., p. 17.[/note]. Duchamp joue sur le mot « art ». D’une part, il le prend dans son acception étymologique, en tant qu’équivalent latin du grec techné. « Des œuvres qui ne soient pas d’art », dans le sens de la techné, sont des œuvres ne nécessitant pas d’intervention de la main de l’artiste. La voie du readymade se dessine ici. D’autre part, Duchamp entend le mot « art » dans son opposition à l’artisanat. Il s’interroge sur la possibilité de faire des œuvres débarrassées de leur connotation artistique. Et l’on sait la place que tient la question de l’artisanat tant dans ses propos que dans des travaux, comme le Chèque Tzanck (1919), la Porte de la rue Larrey (1927) ou la maquette en papier mâché, construite en 1938, à partir de laquelle fut réalisée la miniature de l’urinoir pour la Boîte-en-valise[note]Voir Ecke Bonk, Marcel Duchamp: The Box in a Valise, New York, Rizzoli, 1989, pp. 203-204.[/note].

La réflexion sur le faire semble nécessairement devoir repartir de la séparation entre art et artisanat – quitte bien sûr à chercher ensuite à subvertir celle-ci. Tant Duchamp que LeWitt ont ainsi procédé en passant d’une position extrême à l’autre : éliminer le recours à la main pour donner prétendument libre cours à l’invention (readymade et plan) ; travailler en artisan (reproduire au lieu de créer et exécuter une œuvre en suivant des instructions). Mais la disjonction des deux éléments de l’art et de l’artisanat prend une tout autre dimension dans le contexte de la colonisation européenne. Quand on tente d’élargir les corpus de recherche en allant au-delà des productions artistiques occidentales, il vaut de ne pas perdre de vue le fait que cette séparation a servi à dénier aux pratiques des colonisé·es la possibilité d’accéder au statut d’œuvres d’art[note]Voir Jessica Gerschultz, Decorative Arts of the Tunisian École: Fabrications of Modernism, Gender, and Power, University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2019, p. 9.[/note]. Ce que fait l’Autre, le non-Européen, peut tout au plus relever de l’artisanat. Dans la leçon inaugurale qu’il prononce en 1862 au Collège de France, Ernest Renan n’a-t-il pas estimé que « les peuples sémitiques » étaient « très peu artistes » ? Il en a conclu que « [n]otre art vient tout entier de la Grèce[note]Ernest Renan, De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, Discours d’ouverture du cours de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France, Paris, Michel Lévy Frères, 1862, p. 16. Je remercie Nadia Radwan d’avoir attiré mon attention sur ce texte.[/note] ».

L’exposition « Global Conceptualism », qui s’est tenue en 1999 au Queens Museum of Art, rompt avec un classement des productions extra-occidentales sous la rubrique de l’artisanat[note]Global Conceptualism: Points of Origin, 1950s-1980s, cat. d’exposition, New York, Queens Museum of Art, 1999.[/note]. Pour en finir avec la dichotomie entre centre et périphérie, ses organisateur·ices considèrent que l’art conceptuel a vu le jour concomitamment en plusieurs endroits du monde, selon leur expression : en une multitude de « points d’origine ». L’entreprise est sans doute louable, voire généreuse. Les créateur·ices extra-occidentaux·ales ne sont plus relégué·es au dernier échelon de la hiérarchie européenne, où ils/elles apparaissaient en tant qu’artisan·es. Qu’en est-il toutefois des artistes du Moyen-Orient ? Comment comprendre leur absence dans « Global Conceptualism » ? Est-elle due à la persistance de préjugés dont, en son temps, Renan s’était fait l’écho ? Mais il faut, plus généralement, se demander si un renversement comme celui qu’opère « Global Conceptualism » constitue véritablement un changement des manières de penser. Apposer l’étiquette « art conceptuel » sur des œuvres réalisées indépendamment du mouvement anglo-américain, n’est-ce pas au fond continuer de prétendre qu’une notion occidentale – dans ce cas, le conceptualisme – possède une valeur universelle ?

Les historien·nes de l’art occupé·es à produire un récit mondial ou global ont parfois pu former le souhait de termes culturellement propres aux œuvres extra-occidentales qu’ils/elles examinaient. Atreyee Gupta et Sugata Ray sont pourtant particulièrement convaincant·es, lorsqu’elle et il décrivent la pureté et l’authenticité culturelles, dont on attend que les chercheur.euses des anciennes colonies fassent montre, comme un mythe occidental de plus[note]Atreyee Gupta et Sugata Ray, « Responding from the Margins », dans James Elkins (dir.), Is Art History Global?, New York, Routledge, 2007, p. 351.[/note]. Il est assurément illusoire de croire que l’on peut retrouver, par-delà la colonisation, un cadre théorique pur de toute notion provenant de l’Ouest. L’impossibilité de se tenir à l’extérieur du système occidental fait également partie du lot des artistes contemporain·es. Il suffit, pour s’en persuader, de songer à la formation qu’ils/elles ont reçue. Nombre d’entre eux/elles ont en effet étudié en Europe de l’Ouest ou aux Etats-Unis. Et quand bien même cela ne serait pas le cas, les notions d’art et d’artisanat, ainsi que la distinction entre elles, furent imposées dans les pays colonisés notamment par l’entremise de la fondation d’écoles qui reproduisaient l’organisation d’institutions européennes[note]Sur l’établissement d’écoles des Beaux-Arts et d’arts appliqués en Égypte et en Tunisie, voir Nadia Radwan, Les Modernes d’Égypte. Une renaissance transnationale des Beaux-Arts et des Arts Appliqués, Berne, Peter Lang, 2017, pp. 69-95 et J. Gerschultz, Decorative Arts of the Tunisian École, op. cit., p. 13.[/note].

Les cas d’étude, qui se trouvent rassemblés dans le volume, mettent diversement l’accent sur le concept et le craft. Car contourner le faire manuel peut constituer une manière de regagner une position d’artiste qui fut longtemps contestée à ceux et celles que l’on a repoussé·es en marge du monde occidental. Inversement, le recours au craft donne la possibilité de renouer avec des modes de production locaux et régionaux, par-delà le mépris dont ceux-ci ont fait l’objet du temps de la colonisation, et de montrer que les savoir-faire artisanaux font intégralement partie de la pratique artistique. Nous prendrons ici les notions d’art et d’artisanat du point de vue de leur longue histoire qui, au moins depuis la Renaissance italienne, est faite d’exclusions. Aussi ne partons-nous ni du dépassement de la frontière qui sépare l’art de l’artisanat, ni de l’intrication de ces deux éléments. Nous nous plaçons au contraire dans la perspective de leurs rapports antagoniques pour observer comment des artistes de diverses parties du monde éprouvent les notions d’idée et de concept au moyen d’une réflexion sur précisément ce qu’a gommé le discours théorique occidental sur l’art : le faire manuel et artisanal.

Une première partie de A Show of Hands examine la place que les compétences techniques tiennent dans l’exécution d’œuvres d’art. Dans le système européen de l’art, dont la forme, selon Larry Shiner, se fixe durant le XVIII^e siècle, la notion de compétence (skill) ne relève plus des qualités de l’artiste, mais est clairement repoussée du côté de celles de l’artisan[note]Larry Shiner, The Invention of Art: A Cultural History, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2001, p. 115.[/note]. Elle est associée au corps et à un caractère mécanique de l’exécution, là où l’artiste est censé·e créer librement, à la façon de la nature, et son esprit l’emporte sur son corps. A rebours de ce partage entre artiste et artisan·ne, la première partie s’interroge sur l’usage que font du skill des pratiques qui valent par leurs traits conceptuels. L’importance du craft dans l’œuvre de Franz Erhard Walther est inscrite dans la structure même du texte d’Erik Verhagen. D’abord centrale, la figure de l’artiste est en effet progressivement supplantée par celle de la personne capable de réaliser ses œuvres en se servant des moyens de la couture : Johanna Walther, sa première épouse. Dans la seconde étude figurant dans cette partie, je décris la façon dont Ana Lupas, une artiste qui possède une formation dans le domaine de la tapisserie et qui se fait d’abord connaître en tant qu’artiste tisseuse, tire parti de son savoir-faire pour produire des actions collectives, qui ont pu être rétrospectivement rattachées au conceptualisme.

Ana Lupas, Humid Installation, 1970. Collective action, Mărgău (Romania). CITAM Archives, Toms Pauli Foundation, Lausanne. Photographe inconnu·e

Un renversement des rapports entre idée et matériau est proposé dans la deuxième partie du livre. Là où on pourrait considérer que, dans une pratique véritablement conceptuelle, les matériaux ne valent que pour autant qu’ils sont à même de soutenir l’idée, les cas d’étude examinés ici sont dépourvus d’un tel idéalisme, alors même qu’ils sont issus de l’art conceptuel et post-conceptuel. Le paradoxe dont procède l’œuvre de Lawrence Weiner fait l’objet de l’étude de Christian Berger. D’une part, l’artiste estime que, pour exister en tant qu’œuvre, celle-ci n’a pas forcément besoin d’être exécutée. D’autre part, son travail, tel qu’il le décrit, résulterait tout entier de son dialogue avec le matériau. Dans sa contribution à A Show of Hands, Niko Vicario se réfère au genre littéraire britannique du récit d’objet (it-narrative) pour rendre compte des aventures du métal à travers les œuvres de Simon Starling, Pedro Reyes et Hiwa K. Il montre ainsi que l’idée, loin de présider à la prise de forme du projet, est de fait engendrée par le travail avec ce matériau.

La troisième partie prend appui sur les notions d’artisanal et de conceptuel[note]Je reprends ici les mots employés par Okwui Enwezor dans sa conversation avec El Anatsui : « I want to explore a seeming paradox in your work: the tension between the artisanal and the conceptual that is always part of your practice. Is there any disjunction you feel between these two poles, the handmade, highly crafted nature of your work and yet that the work is mostly driven by ideas? » Pour sa part, El Anatsui estime qu’il n’y a rien de paradoxal dans sa manière de faire. Voir El Anatsui, « Cartographies of Uneven Exchange: The Fluidity of Sculptural Form. El Anatsui in Conversation with Okwui Enwezor », Nka: Journal of Contemporary African Art, n° 28, printemps 2011, repris dans Tanya Harrod (dir.), Craft: Documents of Contemporary Art, Cambridge MA, The MIT Press, 2018, p. 175.[/note] pour examiner l’usage que l’on a fait d’elles dans le contexte de la colonisation européenne. L’étude de Nadia Radwan s’ouvre précisément par le constat du lien étroit qui, dans le discours occidental, unit le craft au primitivisme. Du point de vue européen, l’Autre était tout au plus un artisan, pour qui la conception resterait à tout jamais hors d’atteinte. Radwan montre que les artistes contemporains du Moyen-Orient, sur lesquels porte principalement son texte, parviennent à dépasser ces connotations coloniales du craft. S’ils/si elles recourent au faire manuel et artisanal, ce n’est pas seulement pour donner lieu à des œuvres conceptuelles. C’est aussi pour renouer avec une longue histoire des pratiques de la région. La question du craft se pose tout autrement dans l’essai de Chonja Lee. Les artistes dont elle examine l’œuvre adoptent en effet une position de défiance à l’égard de l’artisanat. Ils/elles savent très bien qu’il leur faut encore parfois se présenter comme des possesseurs des savoir-faire artisanaux pour avoir une place sur la scène globalisée de l’art. L’usage du wax leur sert à faire comme s’ils/si elles se conformaient à ce rôle. Mais, tandis qu’ils/elles semblent répondre aux attentes, la réalisation du tissu imprimé, qu’ils/elles emploient dans leurs œuvres, ne requiert aucun travail manuel ou artisanal.

Les trois essais réunis dans la dernière partie du livre reviennent, chacun à sa façon, sur les rapports qu’entretiennent l’idée et la réalisation de l’œuvre. Dans son texte sur Ian Burn, Kim Charnley s’inscrit en faux contre la thèse selon laquelle les membres du collectif Art & Language compteraient avec Joseph Kosuth au nombre des représentants les plus intransigeants de l’art conceptuel. Pour autant, il ne présente pas Burn comme un artiste qui possède des compétences d’artisan – quand bien même des faits biographiques pourraient conforter cette thèse. Il s’attache plutôt à montrer que l’artiste s’est le plus souvent appuyé sur le médium du langage pour poser, de manière renouvelée dans chacune de ses œuvres, la question du faire. La contribution de Jean-Marie Bolay et de Bénédicte le Pimpec porte sur la notion de délégation dans l’œuvre de John M Armleder. Les auteur·ices constatent que l’artiste se retrouve à confier à d’autres le soin d’exécuter ses œuvres, alors qu’à aucun moment il ne cache le plaisir qu’il prend à lui-même effectuer ce travail. Le plus étonnant ici est pourtant qu’au-delà de la réalisation de l’œuvre, Armleder va jusqu’à déléguer son invention même. Le terrain que Brenda Schmahmann donne à son étude de l’art conceptuel est l’Afrique du Sud. L’historienne de l’art examine plus particulièrement des œuvres de Senzeni Marasela et de Christine Dixie, deux artistes qui ne sont habituellement pas incluses dans l’histoire de l’art conceptuel sud-africain. Regarder leur travail sous l’angle conceptualiste permet cependant de donner une tout autre extension à la notion d’idée et à penser celle-ci non plus comme ce qui précède l’exécution, mais en tant qu’elle se fait jour dans le processus même de production de l’œuvre.