C’est une fois encore un dessin – oeuvre de l’illustrateur hollandais Ruben Oppenheimer – qui le dit avec le plus d’acuité : deux crayons, verts, plantés droits comme les deux tours du World Trade Center ont été la cible de ceux qui assassinent au nom d’Allah.
Le dessin, celui-ci parmi bien d’autres, parvient à exprimer, alors que les mots bégaient, l’horreur, l’abjection, l’absurdité sans nom qui nous sidèrent.
Quelques heures que nous sommes dans la stupeur, comme nous l’étions devant les images en boucle du 11 septembre 2001. Puis viennent les émotions qui débordent l’intelligible de cet acte proprement inouï. Plus qu’une indignation, une tristesse qui est un gouffre et une rage par bouffées, viscérale. L’envie, avouons-le, de rendre les coups à ces assassins, abrutis sinistres, manipulés par un fanatisme aveugle, dénué de toute conscience. « De vrais connards » dit Plantu.
Dégoût et incrédulité face à la lâcheté misérable de ces tueurs opposant leurs kalachnikovs aux simples crayons de leurs victimes, à qui la haine était, plus que tout autre, étrangère : « féroces mais pas méchants » disait Wolinski. Et dont les seules armes étaient – resteront ! – la lucidité de l’intelligence, le talent et le courage, mêlés à une forme de candeur : qu’ils nous paraissent cruels aujourd’hui les sourires malicieux qui éclairent invariablement les visages de Cabu, Charb, Wolinski et Tignous.
Quelques centaines de personnes se réunissent spontanément à Genève, comme des dizaines de milliers d’autres à travers la France et le monde. Cœurs glacés, flammes précaires de bougies, quelques pancartes photocopiées à la hâte qui disent d’une même voix : « Je suis Charlie ». Des étudiant-e-s de notre école, des collègues. Peu de mots, les paroles de circonstance sont tues, la stupeur toujours. Des gestes aussi dérisoires qu’essentiels. Ce n’est pas le temps des commentaires politiques. Toutes celles et ceux qui sont là savent que la prudence est de mise. Qu’il faudra réfuter les amalgames (l’Islam, l’immigration, la guerre des civilisations… ) dont certains feront, font déjà leur miel rance. Qu’on ne s’y trompe pas : outre son effet de sidération publique et la menace effroyable qu’il fait peser au quotidien sur le travail des journalistes et dessinateurs de presse, cet attentat est un piège politique tendu à nos sociétés pour y attiser, encore et toujours en une boucle perverse, la haine et l’intolérance.
Refuser ce piège, y opposer une lucidité politique, est le premier et l’un des rares moyens dont nous disposons pour subvertir l’action terroriste.
On a aujourd’hui, mercredi 7 janvier, perpétré un massacre d’humoristes et dessinateurs satiriques. Oui, on peut, en 2015 et en France même, mourir pour des dessins ! Plusieurs, parmi les plus talentueux de deux générations successives de dessinateurs français sont morts aujourd’hui. La stupeur toujours et encore. Mesure-t-on l’escalade invraisemblable de la terreur et de la barbarie de cet assassinat collectif de journalistes-dessinateurs ? Le projet d’éliminer un organe de presse tout entier, en mitraillant sa conférence de rédaction, procède d’un niveau de violence inouï, dans sa prétention insensée à éradiquer toute liberté d’expression et de création. Il revêt une dimension de type quasi « génocidaire » et à ce titre marque une césure historique.
« On a tué Charlie Hebdo », criaient les assassins. NON, en dépit du massacre et de l’effroi, ce projet-là, espérons-le, aura échoué. Charlie Hebdo renaîtra une fois encore avec des journalistes, dessinateurs, orphelins, mais qui n’auront rien perdu de la verve et de la salutaire capacité d’inconvenance de leurs prédécesseurs.
On a tué Charlie Hebdo, Vive Charlie Hebdo ! Il faut aujourd’hui, plus que jamais lire Charlie Hebdo et, collectivement, soutenir par tous les moyens sa renaissance.
Une telle tragédie, si elle frappe la conscience publique la plus large crée une émotion toute particulière dans une école d’art et de design – lieu emblématique de l’institution de la liberté de pensée et de création en tant qu’impératif catégorique. Et plus encore lorsque celle-ci forme, parmi des créateurs de toutes disciplines, des illustrateurs, auteurs de BD et, parfois, dessinateurs de presse dont l’ambition ultime et le rêve seraient, pour certains, de rejoindre un journal tel que Charlie Hebdo. A notre mesure modeste, nous ne laisserons pas nier cette ambition et bafouer ce rêve !
Mais insistons-y un instant, dans cette actualité qui nous impose à toutes et à tous un sursaut moral. Tout acte de culture, compris dans le sens fort du terme, est éminemment politique par nature. Ainsi, l’école d’art elle-même. L’œuvre d’art dit : « j’existe, donc je suis libre » ! ». Le dessin de presse, comme l’art contemporain, comme le cinéma, le design (extirpé de sa réduction fonctionnaliste) tiennent tout entiers à leur capacité critique, au seul fait que leur existence même et leur régime d’activité relancent sans cesse la confrontation et le débat – serait-ce sur le mode de la provocation, de la satire, du blasphème (mot qui hier encore nous paraissait si désuet…) – et qu’à ce titre ils affirment la pluralité de pensée et de croyance et l’échange comme indispensables au maintien et à la vie de la démocratie. En réalité, cette actualité tragique interroge au plus vif la conception que nous formons de la culture et de la création artistique. Nous pensons tous, je crois, à la HEAD – Genève, que la culture, loin d’une fonction décorative, voire d’un vague « supplément d’âme », promeut un mode de vie qui réinterroge sans cesse le monde, en réinventant sans cesse ses propres formes. Que l’art a une fonction non seulement symbolique mais encore opératoire, qu’il informe le monde au sens propre de lui donner forme, quand bien même ces formes sont celles de la dérision, de leur nature intrinsèquement grotesque, de la provocation…
Une culture, une création de plein exercice, est d’emblée essentiellement et intempestivement un déni absolu de l’autorité, de l’ordre et des clôtures et interdits de toutes natures qui fondent l’idéologie fasciste dont procèdent, en particulier, les fondamentalistes religieux et toute tentative d’un pouvoir politique théocratique dont l’archaïsme d’hier est devenu l’actualité d’aujourd’hui.
Toute religion, c’est une évidence sans provocation, procède de l’idéologie (quand elle n’est pas l’instrument des plus vils desseins politiques) ; la critique des religions, de toutes les religions, est indispensable au même titre que la critique de toute idéologie.
La satire est l’un des moyens légitimes, efficaces, indispensables, de cette critique. Il nous faut réaffirmer avec force, face à toute menace, quelle qu’elle soit, proche ou lointaine, notre droit irrévocable à la satire et NOTRE DROIT AU BLASPHEME. Son éventuelle impertinence politique, face à telle situation politique ou géo politique ou à telle menace, ses outrances mêmes ne peuvent justifier d’autre réponse que celles qui appartiennent au champ de la critique esthétique et du débat intellectuel. Ou encore, tout au plus, au champ du droit, si précieux, que défendent les états démocratiques laïcs. Mais nous défendrons toujours, sans concession, quel qu’en soit le prix, avec Ruwen Ogien (qu’il faut lire), le droit et La liberté d’offenser l’ordre et la morale comme la religion qui ont partie liée.
Le prix de la liberté d’expression et de création, pour la presse cmme pour l’art, vient de subir une dramatique inflation. Mais il était déjà, par définition, ce que nous avions de plus cher. Face à la pornographie de la violence, il n’a pas de prix.
Nous pleurons tous aujourd’hui « la mort bête et méchante » (Zep) qui frappe Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski… leurs collègues et ami-e-s ainsi que les autres victimes.
Dans cette guerre aujourd’hui déclarée simultanément aux valeurs de liberté et de démocratie de la République française et, à la création, à l’art et à la culture sous toutes ses formes authentiques, Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski sont devenus des martyrs et des héros. Morts pour notre liberté. On imagine leurs rires irrépressibles, tonitruants et ironiques, à entendre pareille épitaphe. Ces rires nous sauvent. Ils conjurent notre infinie tristesse, notre angoisse, notre désarroi. Ils font un doigt d’honneur souverain aux assassins de nos libertés les plus précieuses.
Salut Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, nous ne vous oublierons jamais. Si aujourd’hui votre mort nous fait pleurer, vous nous ferez marrer pour l’éternité !
Inch Allah !
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